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vendredi, 11 mars 2005

Ce Christ n'est pas catholique


Récemment, les rapports entre sacré et profane ont fait l’actualité sur les blogs que je fréquente (ici, , ou encore , et je rajoute ceci). La concordance des formes, plus encore que leur permanence, y est pour beaucoup.
Je ne souhaite pas entrer dans ces querelles byzantines, pour l’essentiel sémantiques, mais simplement exposer les réflexions qu’elles ont entraînées dans mon escalier.

Le caractère profane de nombreuses œuvres à sujet religieux, conçues initialement comme objets du culte, est souvent mis en avant pour justifier le caractère sacré d’œuvres profanes. L’exemple le plus cité est l'Extase de Sainte-Thérèse du Bernin (chapelle Cornaro, Santa Maria della Vittoria, Rome).


Mais cette œuvre est elle vraiment profane ? Certes, le Bernin a, peut être, pour modèle une extase amoureuse, mais son discours est clair et s’inscrit parfaitement dans la rhétorique baroque de la contre-réforme, bien qu’il puisse y avoir là, comme ailleurs, une tentation du détournement, tant les sentiments des saints, des saintes et des prophètes, des apôtres, du Christ ou de Dieu lui-même peuvent paraître humains, trop humains.

Alors, y a-t-il des œuvres sacrées profanes ?

Je dois d’emblée, avant de continuer, déclarer ma dette à l'égard de PZ, qui m’a incité à la lecture d’André Suarès.
Le Condottiere en voyage vers Venise séjourne à Bâle, qui le séduit grandement (ce ne sera pas le cas de toutes les villes d’Italie, loin de là), et visite bien évidemment le Kunstmuseum. Il décrit l’impression qu’il retire de la vision du Christ mort de Holbein le Jeune.


«Le Christ mort est une oeuvre terrible.
C'est le cadavre en sa froide horreur, et rien de plus. Il est seul. Ni amis, ni parents, ni disciples. Il est seul abandonné au peuple immonde qui déjà grouille en lui, qui l'assiège et le goûte, invisible.
Il est des Crucifiés lamentables, hideux et repoussants. Celui de Grunwaldt, à Colmar, pourrit sur la croix ; mais il est droit, couché haut sur l'espace qu'il sépare d'un signe sublime, ce signe qui évoque à lui seul l'amour et la pitié du genre humain. Et il n'est pas dans l'abandon : à ses pieds, on le pleure; on croit en lui. Son horreur même n'est pas sensible pour tant d'amour qui la veille. Sa putréfaction n'est pas sentie. On adore son supplice, on vénère ses souffrances. On ne lamente pas sa déchéance et sa décomposition.
Le Christ d'Holbein est sans espoir. Il est couché à même la pierre et le tombeau. Il attend l'injure de la terre. La prison suprême l'écrase. Il ne pourrait pas se dresser. Il ne saurait même pas lever la main ni la tête : la paroi le rejetterait. Il est dans la mort de tout son long. Il se putréfie. C'est un supplicié, et rien de plus, vous dis-je. Il n'est pas seulement soumis à la loi de la nature, comme tous : Il n'est livré qu'à elle. Et s'il y a eu une âme dans ce corps, la mort l'insulte.


Je cherche à lire dans la pensée de ce dur Holbein. Qu'il ait été le peintre des Réformés, on le sait, depuis l'aimable Mélanchton jusqu'à Henri VIII, le monstrueux Trimalcion de la théologie et de la royauté. Certes Holbein tient pour Luther plus que pour Rome. Mais en secret il est contre toute église. Le profil aigu d'Érasme, ce scalpel à tailler les croyances en minces lanières, ne doit pas lui suffire. L'idée d'Holbein est bien plus forte, d'une violence assurée et cruelle. Point d'ironie, mais un sarcasme meurtrier : la négation glacée, et non le doute.
Holbein me donne à croire qu'il est un athée accompli. Ils sont très rares. Le Christ de Bâle me le prouve : il n'y a là ni amour, ni un reste de respect. Cette œuvre robuste et nue respire une dérision calme : voilà ce que c'est que votre Dieu, quelques heures après sa mort, dans le caveau ! Voilà celui qui ressuscite les morts ! »

Rappelons aussi les paroles de Dostoïevski - «Ce tableau peut faire perdre la foi».

Niant la nature divine de Jésus et sa résurrection, ce Christ mort est plus que profane, il est profanateur.

Sacré profane


Vendredi Saint à Valentano (Italie): procession du Christ mort

mercredi, 09 mars 2005

Jeu de mots


Rendons à César: ce brillant jeu de mots est d'Anaximandraque

mardi, 08 mars 2005

La musique de l'escalier




Lieu commun (Expr. Idée, formule générale souvent répétée et appliquée à un grand nombre de situations ; Péj. Banalité, idée ou argument rebattu) : «Le hasard fait bien les choses»

Hier soir, en écoutant France Musiques, j’ai appris que l’escalier avait une musique !

«Voici Siegfried-Idyll. Je l'ai composée pour en faire une musique matinale que je fis jouer pour la mère de mon Siegfried, un matin de Noël (Cosima est née dans la nuit de Noël), à Triebschen, en guise d'aubade. Le petit orchestre (dix-sept exécutants seulement) était installé dans le vestibule et sur l'escalier, et c'est pourquoi, aujourd'hui encore, ce morceau de musique est appelé par mes enfants la musique de l'escalier.»
(lettre de Richard Wagner à Louis II de Bavière)

Opus 111




Je lis depuis longtemps le journal de Renaud Camus. C’est un exercice fort propice à l’esprit d’escalier.
Ce blog me donne l’occasion d’exposer une réflexion qui m’est venue à la lecture de «Fendre l’air – Journal 1989», et qui m’est restée depuis lors (en l’occurrence 1991). C’est aussi l’occasion de rendre hommage à mon second commentateur, grand amateur de Ludwig van Beethoven comme chacun sait, mais qui goûte peu Renaud Camus.

« Pogorelich tire un peu vers le bastringue, par instants, l’espèce de grande fugue qui domine de sa masse abrupte l’adagio pourtant molto semplice e cantabile de la trente-deuxième sonate, après l’arietta qui peut paraître, à de certains moments, comme celui d’hier, justement, ce qu’il y a de plus exquisément sublime (si tant est que ces deux mots puissent souffrir d’être pour quelques secondes, une ou deux minutes même, rapprochés), de plus jouissivement déchirant, dans la musique universelle. Le bienheureux thème rêveur et mélancolique des premières mesures réapparaît Dieu merci dans les toutes dernières, contrairement à ce que semble affirmer Wendell Kretzschmar (et Mann lui-même ?) dans sa fameuse conférence du Doktor Faustus, Pourquoi Beethoven n’a pas ajouté de troisième mouvement à la sonate pour pianoforte opus 111 (il parle d’une conclusion en « triolets rapides et durs ») »

Il y aurait beaucoup à dire sur ce bref passage (notons que Renaud Camus choisit son camp en rattachant molto à semplice e cantabile et non à adagio), mais je relève immédiatement la référence à «Doktor Faustus». Je tiens en effet Thomas Mann pour un des grands écrivains européens du XXe siècle (j’ai malheureusement et lamentablement raté la visite de sa maison natale à Lübeck).



Dans mon souvenir, les conférences de Wendell Kretzschmar étaient particulièrement éclairantes, notamment sur Beethoven («Beethoven et la fugue»). Il convient donc de remonter à la source.

«Enfin, il posa ses mains sur ses genoux, reprit un instant haleine en disant : «Nous y voilà !» et commença le mouvement à variation, l’adagio molto semplice e cantabile.
Le thème de l’ariette dévolu à des aventures et à des destinées auxquelles son innocence idyllique ne semble nullement le préparer entre immédiatement en scène et s’exprime en seize mesures, réductibles à un motif qui se dégage à la fin de sa première moitié, pareil à un bref appel plein d’âme. Trois notes seulement, une croche, une double croche et une noire pointée, scandées à peu près comme «bleu – de ciel» ou «mal – d’amour» ou «a – dieu cher» ou «temps – jadis» ou «pré – fleuri» - et c’est tout. Par la suite, si l’on considère ce que devient cette douce exhalaison, cette formule mélancolique et paisible, sous le rapport du rythme, de l’harmonie et du contrepoint, tout ce par quoi son maître la bénit et la maudit, vers quelles nuits et quelles clartés surnaturelles il la précipite et l’élève, vers quelles sphères de cristal où la chaleur et le froid, la paix et l’extase se confondent, on peut évidemment qualifier tout cela en gros de merveilleux, étrange et excessivement grandiose, sans pour autant définir ce qui par essence est indéfinissable, et Kretzschmar, de ses mains agiles, nous jouait ces métamorphoses inouïes en chantant à gorge déplyée, à l’unisson : «Dim-dada !» et en criant des commentaires : «Les chaînes de trilles ! Les fioritures et les cadences ! Entendez-vous la convention qui subsiste intacte ? […]»
vient un instant, une situation extrême, où le pauvre motif semble planer solitaire et abandonné au-dessus d’un abîme vertigineux et béant, - instant terrifiant et auguste que suit aussitôt son craintif recroquevillement, comme un effarement terrifié que pareil sort lui ait pu échoir. Mais il lui arrive encore beaucoup d’aventures avant de prendre fin. Cependant qu’il s’achève, intervient un événement complètement inattendu et émouvant dans sa douceur et sa bonté, après tant de fureur concentrée, de persistance, d’acharnement et d’égarement sublimes. A l’instant où le motif très éprouvé prend congé et devient un adieu, avec ce ré-sol, sol, un léger changement se produit, une petite extension mélodique. Après un ut initial, il s’augmente d’un ut dièse devant le ré, en sorte que maintenant il ne se scande plus comme «bleu - de ciel» ou «pré – fleuri», mais comme «ô – doux bleu du ciel» ou «gen – til pré fleuri», «a – dieu pour toujours». Et cette adjonction de l’ut dièse est la chose la plus touchante, la plus consolante, la plus mélancoliquement apaisante du monde. C’est comme une caresse douloureuse et tendre sur les cheveux, sur la joue, un suprême et profond regard dans les yeux, pour la dernière fois. Il bénit l’objet, la formule effroyablement torturée, en lui conférant une humanité saisissante et l’approche si doucement du cœur de l’auditeur, pour un adieu, un éternel adieu, que les larmes vous montent aux yeux. «Ou – blie ton tourment !» est-il dit. «Grand – fut Dieu en nous.» «Tout - n’était qu’un songe.» «Res – te-moi fidèle.» Puis une brisure. Des triolets rapides, durs, se hâtent vers un dénouement quelconque qui eût pu tout aussi bien terminer un autre morceau»


Nous y voilà !



Naturellement, je vous invite à écouter cette sublime arietta. Et après avoir lu Thomas Mann, vous ne pourrez pas manquer d’avoir le cœur transpercé par cet ut dièse, répété à la mesure suivante. Evidemment, après cette acmé, les «triolets rapides, durs» sont d’une grande banalité, mais, par cette banalité même, ils ramènent l’auditeur à la réalité terrestre, au «dénouement quelconque» de ce chef d’œuvre.
Quelconque, peut-être, mais nécessaire ; car, et nous revenons à Renaud Camus, dans ces dernières mesures réapparaît une dernière fois le «thème rêveur et mélancolique», avant un ultime renversement.

Il fallait bien cela pour arriver au bout du voyage.



Je vous promets que dans ma prochaine note, j’abuserai moins de la citation !