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mercredi, 22 février 2006

Tentative de réponse à un madrilène filipendule

Notre ami Sélian a trouvé le temps, bien qu’il fut très occupé à lutiner un Cadet de Frégate, d’écouter Glenn Gould interprétant au piano des œuvres de Bach – les variations Godberg version princeps de 1955, et les toccatas – , et il en a été dérouté, sa cuistrerie (c’est lui qui parle) légendaire lui ayant interdit jusqu’à présent, dans Bach, tout autre clavier que le clavecin.
Et il s’interroge, il m’interroge dans un commentaire sur la note précédente : «Comment l’entendez-vous ?» (je transpose à la façon de Claude Maupomé, n’ayant nullement l’intention de dire à quiconque quoi penser).

Evidemment je pourrais le renvoyer aux textes que déjà j’ai rédigés autour de cette question, mais, outre que cela serait assez cuistre de ma part, j’en suis passablement insatisfait, et c’est la raison pour laquelle j’y reviens encore une fois.


En premier lieu, je tiens à renvoyer dos à dos deux attitudes exactement opposées, mais pareillement intégristes, la première étant cependant fondée historiquement, alors que la seconde est une pure escroquerie intellectuelle.

La première, donc, consiste à rejeter toute interprétation ne respectant pas l’instrumentarium de l’époque de la composition (en l’occurrence le clavecin).
Certes, Bach a écrit pour un instrument déterminé, n’étant pas un pur esprit composant de la musique théorique ; le soin mis à choisir ses clavecins ou le très grand intérêt qu’il a toujours porté à la facture d’orgue sont une preuve, s’il en fallait, de sa préoccupation quant à la question instrumentale. D’autre part, s’il a régulièrement transposé de nombreuses œuvres d’un instrument à un autre ou d’un texte profane vers un texte sacré, il a toujours, dans ces adaptations, tenu compte des contingences techniques, des alliages de timbres, et de la rhétorique musicale propre à son temps.
Cependant, trois siècles sont passés par là, et notamment le vingtième qui a bouleversé notre perception de la perspective historique de la musique par l’invention de l’enregistrement et de la reproduction des sons (il a aussi apporté, d’un autre côté, la musicologie, la conservation du patrimoine et la notion d’authenticité). Pourquoi alors se priver du piano, ou de tout autre instrument, - ce qui implique naturellement des accommodements avec l’œuvre originale – à condition que le résultat en vaille la peine, c’est-à-dire que de telles interprétations apportent un nouvel éclairage ou une nouvelle vision de textes bien connus.
Il fallait probablement, à une époque où les interprètes mettant en pratique les connaissances théoriques de la musicologie, accumulées depuis de nombreuses années, étaient en but à une hostilité forcenée, une certaine dose de sectarisme pour survivre et s’imposer. Cette époque est révolue.


La deuxième attitude, très répandue à ladite époque, prétend, toujours encore aujourd’hui, mais mezza-voce, imposer le progrès en matière d’interprétation musicale et dénier tout droit à employer des moyens anciens dans la musique ancienne. Tous les arguments furent bons, des années cinquante aux années quatre-vingt : l’intangibilité d’un diapason « absolu », l’absence de justesse et de virtuosité des instruments d’époque, la médiocrité des interprètes de seconde zone, la prétendue insatisfaction des compositeurs devant les moyens mis à leur disposition… Le temps a balayé tout cela.
L’objection qui résiste le mieux est d’ordre plus philosophique que musical. En effet, nous dit-on, même si toutes les conditions matérielles d’une exécution « authentique » (les guillemets s’imposent, vous aurez compris sans nulle doute ce que je veux dire) étaient réunies, il n’en reste pas moins que l’auditeur n’échappe pas à son époque, irréductiblement.
Certes, c’est exact, et c’est pourquoi le terme d’authenticité est inadéquat, mais je ne vois pas en quoi cela invaliderait une interprétation se fondant sur les intentions du compositeur et les usages de l’époque. L’objectif est inatteignable ; ce sont les efforts fournis en sa direction qui importent.

La préférence pour le piano dans Bach n’est, au fond et bien évidemment, qu’une question de goût, qu’il n’est nul besoin de vouloir justifier, et certainement pas en tentant de disqualifier le clavecin. Mais ce goût n’a de valeur, à mon sens, que s’il s’est affronté à la réalité historique et musicologique des choses. Mais je sais bien que je prêche dans le désert, tant la valeur du goût est une notion totalement étrangère à nos contemporains.


Le cas de Glenn Gould est cependant particulier car les caractéristiques, extrêmes, de son jeu (analyse, absence de pathos, tempo, articulation…) ont une fâcheuse tendance selon moi à détruire les œuvres qu’il interprète (écoutez ses Mozart, Beethoven, voire Haydn).

Seul Bach résiste, comme il résiste à tout, et cette note étant déjà trop longue et trop pesante, je tenterais une explication une prochaine fois, qui sera peut-être aussi une tentative d’analyser pourquoi sa musique résonne en moi comme aucune autre.

mercredi, 18 janvier 2006

Où il est question (6)

Où il est question de l'entretien de la langue de Jean-Sébastien Bach.


A l’écoute de plusieurs émissions récentes sur France Musique, lors desquelles éclatait l’animosité de quelques critiques ou animateurs à l’égard de certains interprètes appartenant au mouvement dit « baroque » - en particulier Nikolaus Harnoncourt et Gustav Leonhardt -, j’avais envisagé la rédaction d’une note de réfutation, dans la continuité de Où il est question.
En effet, les arguments employés me semblaient d'une part parfaitement éculés, mais aussi assez symptomatiques à bien des égards d’une certaine forme de raisonnement qui, au lieu d’affirmer simplement ces préférences en matière d’interprétation, prétend en outre démontrer que toute autre proposition s’écartant de la tradition – sans bien définir en quoi elle consiste – est nulle et non avenue. J’appelle cela de la mauvaise foi et de l’intégrisme.
Mais les choses étant ce qu’elles sont, manque de temps, manque d’envie, lassitude, l’ébauche du texte restât en l’état (j’écris la présente note, à la main, dans le TGV qui me ramène à Chartres, au dos de cette esquisse).

Cependant, la lecture récente de l’Oratorio de Noël de Göran Tunström (texte magnifique dont je dois la découverte à ennairam, grâce lui en soit rendue) me fait entrevoir une perspective nouvelle pour moi, que je vais essayer de développer, et qui va me ramener à la question de la recherche de l’authenticité en matière de musique ancienne et baroque.
Au début du roman, Victor Sunne vient diriger l’Oratorio de Noël de Jean-Sébastien Bach dans sa ville natale. Avant le début de la répétition générale, il expose quelques idées à ses choristes et instrumentistes (c'est moi qui souligne) :

«Jean-Sébastien Bach se servit des vibrations de l’air pour créer un état invisible qui englobe le mande entier – l’Etat de Dieu – et il y pénétra de son vivant, tout comme le peintre chinois entre dans son tableau», écrit Oskar Loerke.
Çà, c’était Bach. Mais qui étaient-ils, ceux qui avaient suffisamment de force pour maintenir vivantes les « catégories de l’allégresse » ? Qui entretient la langue pour qu’elle reste disponible, toujours, année après année ?


Sans vraiment en percevoir tous les tenants et aboutissants, cette phrase m’a véritablement frappée, par sa simplicité et sa qualité de précipité de notions que je ressasse depuis longtemps autour de l’interprétation des œuvres de Bach.
La postface du traducteur, Marc de Gouvenain, vient opportunément apporter un éclairage pertinent :

Entretenir : un mot qui ici convient étonnamment, dans ces différents sens : maintenir, prolonger – c’est de la vie qu’il s’agit, de survivre ; caresser : entretenir une illusion, une utopie, refuser la mort des êtres chers ; nourrir enfin, enrichir, embellir.


Tout ce que je pourrai rajouter ne sera que vaine glose. Mais tentons la gageure, car je crois le concept d’entretien fertile.
Il s’agit bien en effet, pour un interprète, de rendre disponible la langue du compositeur. Pour cela, il faut qu’il la comprenne, et pour qu’il la comprenne, il faut qu’il l’entende, et qu’il l’écoute.
Entendre, écouter, comprendre la langue de Jean-Sébastien Bach, l’entretenir, la maintenir en vie, ce n’est pas écouter Mendelssohn relisant la Passion selon Saint Matthieu, ni Brahms, ni Bruckner, ni Webern, ni Reger… C’est Bach qu’il faut écouter, la société dans laquelle il a vécu, ou contre laquelle il a lutté, et avec les moyens dont il disposait ; c’est sa foi qu’il faut entendre, c’est sa rhétorique musicale qu’il faut comprendre. C’est ce à quoi musicologues et interprètes – Nikolaus Harnoncourt et Gustav Leonhardt parmi tant d’autres – se sont attachés depuis cinquante ans et plus, ce qui nous permet aujourd’hui d’approcher la langue de Bach au plus près de l’original.
Illusion et utopie, bien sûr, car la vérité est inaccessible – quelle vérité d’ailleurs –, mais illusion et utopie qu’il convient d’entretenir, car cesser de chercher, cesser de s’interroger, se contenter du déjà entendu, c’est faire mourir à coup sûr la langue de Bach.

Je me garde bien cependant de tout intégrisme, car il s’agit bien de rendre disponible, année après année, à un auditeur chaque instant contemporain, et chaque fois différent. Et pour cela, il faut aussi nourrir, enrichir, embellir – entretenir – cette langue, tant par l’écoute des traces laissées par le passé – Mendelssohn, Brahms ou Webern – que par la prise en compte de la sensibilité d’aujourd’hui.

C’est la raison pour laquelle les interprétations d’Harnoncourt et de Leonhardt ont été nécessaires, quoique l’on en pense maintenant, et celles d’Herreweghe et de Gardiner continuent d’être indispensables.
C’est la raison pour laquelle Furtwängler est incontournable dans la Passion selon Saint Matthieu, car il a certainement compris la foi de Bach, et Alexandre Tharaud est magnifique dans Bach comme dans Rameau, car il ajoute à une connaissance de la langue originale du compositeur, une vision contemporaine des œuvres.


<Où il est question de l'entretien de la langue de Jean-Sébastien Bach.





jeudi, 21 juillet 2005

Controverse à propos de l'éloge de la lenteur


En codicille à mes billets Où il est question 1 2 3 4, et pour apporter la contradiction à l'éloge de la lenteur de Dominique Autié, je propose ici un extrait de Vous avez dit baroque ? de Philippe Beaussant, qui me semble exprimer très clairement un point central de la question de l'authenticité et de sa perception:

Il n’y a pas d’ « Anciens » et de « Modernes ».

FurtwanglerIl y a une sensibilité artistique qui, fidèle à une tradition, aime à retrouver dans un opéra de Haendel, dans une cantate de Bach, des formes musicales, une structure de l’orchestre, un type d’émission et d’expression vocale, une utilisation des chœurs, mais aussi une certaine manière d’être ému par la musique, qui a depuis le XIXe siècle ses lettres de noblesse.
Elisabeth Schwarzkopf dans un air de la Messe en si, Victoria de Los Angeles chantant Didon, l’orchestre de Bach dirigé par Klemperer, leur apportent ce qu’ils souhaitent. Ils sont prêts à accepter que soit altérée la structure sonore conçues par Bach, son équilibre ; ils acceptent que s’empâte l’orchestre, que s’alourdisse la texture déliée du contrepoint : c’est pour eux le prix à payer pour l’émotion qu’ils attendent de l’œuvre d’art.

HerrewegheEt il y a une autre conception de l’œuvre musicale, qui est nouvelle, et qui de ce fait commence à peine à se dégager des principes un peu trop rigides dont elle a dû se corseter à ses débuts. Pour elle, le sens de l’œuvre musicale est inséparable de la restitution attentive, vigilante, de sa texture sonore. C’est là en fait une notion moderne, qui ne poserait pas aucun problème si ces musiciens n’avaient senti combien la distance qui nous sépare de la composition de l’œuvre a altéré les conditions de l’exécution, et donc cette sonorité si précieuse.
Ce n’est pas l’histoire qui les fascine, comme on le croit ; ce n’est pas l’authenticité « historique » qu’ils recherchent. Ce sont les œuvres débarassées, nettoyées de la marque que les siècles leur ont ajoutée. L’emploi d’instruments anciens n’est que le moyen de retrouver cette pureté de texture, cette finesse d’articulation, d’équilibre, de proportion sonore, sans lesquelles l’œuvre ne leur paraît pas pouvoir dire seulement ce qu’elle a à dire, et pourquoi elle a été faite.



dimanche, 10 juillet 2005

Où il est question (4)

Où il est question de moi et de la musique ancienne.


Je suis issu d’une famille pour laquelle l’art n’est pas une modalité de la présence au monde, ni un choix d’existence. Peu de musique, peu de cinéma, pas de théatre, pas de peinture ; des livres, mais je n’irai pas jusqu’à dire de la littérature.
Je me suis construit en autodidacte, d’abord en lisant un peu tout et n’importe quoi : Guerre et paix, Ray Bradbury, Françoise Mallet-Joris, Isaac Asimov, Marguerite Duras, Racine, Alejo Carpentier…

La découverte de la musique est passée par la lecture d’un guide de disques classiques édité par Diapason vers 1979, je pense - je ne l’ai malheureusement pas conservé.
Cet ouvrage était très bien fait, avec des petites notices biographiques des compositeurs, une sélection discographique et une brève description des œuvres et des interprétations. Ma première éducation musicale s’est faite là, et pas du tout dans les cours de piano et solfège que je suivais à l’époque, où l’on enseignait tout sauf la musique.

Un monde s’est ouvert devant moi, d’abord par les mots : mon premier achat fut un disque de Jean-Philippe Rameau, les pièces de clavecin en concert, choisi uniquement en raison de l’attrait exercé par le mot clavecin. Je continuai dans cette voix : Bach, Monteverdi, Haendel, Couperin, Charpentier.
C’est à cette époque que j’ai acheté mon premier numéro de la revue Diapason : le n° 245 daté de décembre 1979.


1980 a été une période charnière pour l’interprétation de la musique ancienne – à cet égard je signale, mais trop tard, une excellente série d’émission de France Musiques la semaine dernière sur le sujet. La cause était entendue pour la musique antérieure à Bach, pour Bach lui même la défaite des opposants aux «baroqueux» était proche, la bataille allait s’engager pour Mozart et Beethoven.

Je dois bien avouer qu’à l’époque j’étais totalement intégriste et je vouais aux gémonies tout écart par rapport aux canons d’interprétation à l’ancienne admis à l’époque.
C’est dans cet état d’esprit que j’ai assisté à la création des Boréades de Rameau au festival d’Aix en Provence en 1982, qui a lancé le renouveau de l’interprétation de la musique française baroque - et éclipsé le pionnier Jean-Claude Malgoire ; le règne de Gardiner advint, puis celui de Christie.


Ce fut ensuite mon arrivée à Strasbourg avec la découverte de la musique symphonique romantique, de la musique de chambre, de la musique contemporaine – j’étais au premier festival Musica. Et aussi, le cinéma, le théatre, la peinture…

Aujourd’hui, j’écoute toujours Jean-Sébastien Bach par Harnoncourt, Herreweghe, Hantaï mais aussi par Tharaud, Celibidache ou Furtwängler. Et je pense être plus authentique que jadis.



<Où il est question
de moi et de la musique
ancienne.

samedi, 09 juillet 2005

Où il est question (3)

Où il est question d'authenticité.


Au début de cette année, nous avons assisté avec quelques amis à un concert Bach dirigé par Sigiswald Kuijken. Ce pionnier de la musique ancienne - après tant d’autres, et avec tant d’autres - est un musicien, évidemment, mais aussi - je serais tenté de dire essentiellement - un chercheur et un expérimentateur. C’est ainsi que nous avons eu droit à une démonstration d’une reconstitution de viola da braccia, et à la présence d’une trompette naturelle sans trous dans le concerto brandebourgeois n° 2. Nos amis, mélomanes, mais peu au fait de l’histoire de l’interprétation de la musique ancienne au cours du XXe siècle, furent assez étonnés du résultat et émirent même l’hypothèse d’une sorte de gachis. Je leur rétorquai qu’il s’agissait là, en quelque sorte, du prix à payer pour que, dans vingt ans, des spectateurs puissent apprécier sans souffrir cet instrument dans ce concerto. Il faut se souvenir en effet que la plupart des ensembles jouant sur intruments anciens, ou copies d’ancien, dans les années 60 n’étaient guère avares de fausses notes, ce qui n’est plus du tout le cas de la grande majorité des orchestres d’aujourd’hui. C’est grâce à des interprètes ayant le souci de l’authenticité que de telles évolutions sont possibles.
Mais précisément, qu’est donc que l’authencité ?

Notons tout d’abord que la notion d’authentique dépend du moment et du lieu. Suzhou, la Rome baroque ou Viollet-le-Duc nous en offriraient maints exemples.
Je parle donc ici et maintenant, et essentiellement de musique, ce qui implique une acception de l’authenticité très liée à la mise en exergue d’une certaine conception du patrimoine - les lieux de mémoire.
Précisons d’autre part que je ferai ici abstraction des lieux communs et des stéréotypes attachés à la musique ancienne, dont je renonce même à faire la liste.


Dans une tentative de définition, je retiens de la lecture du Trésor de la langue française informatisé : original, fidèle, conforme à la réalité, pur. Mais l’approche par la vérité du son me semble la plus opérante (Vous avez dit baroque ? Philippe Beaussant). En effet, il s’agit bien de d’intéresser aux vibrations de l’air à Saint-Thomas de Leipzig et à Saint-Marc de Venise, et aux résonnances dans les tympans.
C’est de la vérité du son que découlent toutes les questions techniques (diapason, tempérament, rythme, articulation, prononciation, instrumentarium…), et ses questions sont donc subalternes, quoique primordiales. Par conséquent elles ne m’intéresseront pas ici, malgré leur prévalence dans la majorité des discussions et polémiques

Il y a en fait une vérité du son pour chaque époque, pour chaque lieu, pour chaque compositeur, pour chaque œuvre, à l’extrême pour chaque interprétation particulière d’une oeuvre à l’époque du compositeur. Elle est bien entendu inatteignable, et nous serions bien en peine de la reconnaîttre si d’aventure elle se présentait à nos oreilles, car la vérité de l’émission devrait entrer en résonnance avec la vérité de la réception, bien plus hors d’atteinte s’il est possible.
Cependant, tous les efforts doivent être faits, et ils le sont, pour approcher cette vérité ; la recherche des sources, leur analyse, leur interprétation, leur vulgarisation sont du ressort du musicologue, mais le musicien y a sa part, plus expérimentale et pragmatique. Cette démarche ne se cantonne pas à la musique, mais s’ouvre au contraire à tous les domaines de l’art et de la pensée ; il en est ainsi pour le geste baroque qui touche à la musique et à la danse, au théatre, à l’architecture, à la religion et à la réthorique.

Aujourd’hui, il y aurait une grande absurdité à prétendre que Wilhem Furtwängler est plus près de la vérité du son de Johann-Sebastian Bach que Gustav Leonhardt. Toute la musicologie prouve le contraire, et elle a encore progressé avec les successeurs de Leonhardt.
Cela rend-il nulle et non avenue l’interprétation de la Passion selon Saint Matthieu par Furt ? Non, bien sûr ; il s’agit d’ailleurs de la version que j’écoute de préférence actuellement.

Alors, quoi ?

Revenons aux questions de jugement esthétique et d’interprétation, avec un soupçon de bathmologie.

Tout interprète moderne, selon moi (au fait qui suis-je pour proférer de tels conseils depuis ma chaire blogosphérique bien usurpée), devrait, pour parler la langue du compositeur, réfléchir à cette question de vérité du son, sous peine de répéter les stéréotypes appris au conservatoire, qu’ils soient jadis romantiques, ou aujourd’hui «baroqueux» - ceux-ci n’étant pas moins redoutables que ceux-la .
Mais d'autre part, les grandes œuvres demandent des interprètes intelligents. Furtwängler était de son époque, voire encore de la précédente, pour ce qui concerne la vérité du son. Mais il atteint largement à la vérité de la foi de Bach, luthérienne et humaine, pleine d’émotion et de sentiment, tandis que l’approche calviniste de Leonhardt - notamment dans la Messe en si – reste désincarnée, rigoureuse et froide.

La réflexion, le travail, la sensibilité de l'interprète n'est cependant pas tout, car il reste la réception de tout cela par l’auditeur, qui n’est pas moins concerné, à mon avis, par la question de l’authenticité :

Comme s'il n'était pas moins difficile, ni moins dangereux d'échapper aux idées convenues, aux sentiments acquis, aux mœurs banales d'être, en un mot, authentique que de vaincre un instant la distance ou la pesanteur.
PAULHAN, Les Fleurs de Tarbes


Ayant fait l’effort d’approcher de la vérité du son et de la langue du compositeur, ayant échappé aux idées convenues, aux sentiments acquis, aux stéréotypes et à la banalité, l’auditeur peut alors authentiquement faire le choix de Furtwaengler dans Bach.


<Où il est question
d'authen
ticité.

vendredi, 08 juillet 2005

Où il est question (2)

Où il est question d'interprétation.


Notre ami Zvezdo revendique ne s’intéresser que peu aux questions d’interprétation (vous aurez compris qu’il s’agit ici de musique). Je ne suis pas sûr d’être entièrement d’accord avec lui.

Hormis les rares amateurs ayant le don d’entendre une partition à la lecture (j’ai connu quelqu’un qui, à lecture d’une recette de cuisine, pouvait sentir sur ses papilles le goût du plat décrit), le triptyque compositeur – interprète – auditeur reste indispendable à la transmission des œuvres musicales. La question posée par Zvezdo, mais présente aussi dans la critique musicale depuis qu’elle existe, n’est donc pas la place de l’interprète, qui est centrale, mais plutôt l’importance relative de son rôle, notamment par rapport aux compositeurs.


On remarquera que, bien souvent, l’attention de l’auditeur est d’abord focalisée sur l’interpète, au détriment de l’œuvre. Le manque de culture musicale en est la cause, mais il faut reconnaître que l’art de la composition est difficile d’appréhension, quoique l’écriture, à mon sens, s’entende – appelons cela l’intelligence de l’oreille.
La discussion portant sur le jeu du pianiste, du violoniste, de la chanteuse ou du chef d’orchestre est donc de prime abord plus facile. Mais est on si sûr de ce que l’auditeur perçoit d’une interprétation, au delà de la virtuoisté et de la performance. Mon expérience de divers publics me laisse à penser que la perception en est très superficielle.
L’effet est de piètre qualité, la plupart du temps.

Les compositeurs ont de leur coté eu des relations ambivalentes avec leurs interprètes, au moins depuis que l’on peut en juger par leurs écrits. Nonobstant les récriminations des uns et des autres sur la qualité technique des chanteurs ou instrumentistes, ou sur la méconnaissance de la voix et des instruments, on constatera plusieurs mouvements contradictoires ; d’une grande liberté d’improvisation données aux interprètes - tant à l’époque baroque que contemporaine – à un enfermement dans une surabondance d’indication de jeu ; d’une écoute des interprètes dans l’élaboration des œuvres à une ignorance volontaire des contraintes instrumentales, qui fera évoluer la technique et la facture.

L’interprète est bien au centre - en dehors des questions liées à leur mise en vedette -, nœud de toutes les contradictions ; il n’enlèvera rien aux chefs-d’œuvre, au mieux il permettra une nouvelle écoute des œuvres mille fois entendues, cependant son rôle est crucial pour les œuvres fragiles, méconnues ou contemporaines.

Alors, quoi ?

Comme l’auditeur le doit pour la qualité de l’effet produit et pour échapper au déterminisme de ses goûts, l’interprète se doit de respecter une éthique de la préparation. Au delà bien évidemment de la technique instrumentale en elle-même et de la stricte analyse de la partition, il doit, sous peine de contresens, connaître la langue du compositeur, et par conséquent l’histoire et la religion, la littérature et la peinture, le théatre et la philosophie. En un mot, il doit tendre vers l’authenticité. Qui sera le sujet de ma prochaine note.


<Où il est question
d'inter
prétation.

mercredi, 06 juillet 2005

Où il est question (1)

Où il est question de jugement esthétique.


Depuis longtemps, je me débats avec des idées confuses sur la question du jugement esthétique d’une œuvre d’art.
Il ne saurait être question pour moi d’admettre la validité d’une appréciation fondée sur la spontanéité ; je regarde, j’écoute, je lis – j’aime, j’aime pas.
En premier lieu, parce que cela clôt la discussion ; des goûts et des couleurs on ne discute pas. Ensuite, car il n’y a pas de goûts personnels ; la prétendue spontanéité n’est rien d’autre, la plupart du temps, que l’expression de stéréotypes et de lieux communs, accumulés en strates successives issues de l’éducation nationale, de la cellule familiale, et du grand magma médiatique ambiant.
D’autre part, l’abus de la sensibilité dans la critique d’art ne peut que conduire à l’autisme et à la stagnation : n’étant sensible qu’à ce qui provoque une résonnance en soi, on n’aime que ce que l’on aime. Où sont la découverte et la surprise ; comment apprécier l’art contemporain ?


Cependant, combien d’œuvres me restent fermées malgré toutes les raisons objectives de les admirer. Que de discours intelligents et profonds, que de démarches intellectuelles brillantes, n’engendreront que déception face à l’objet de ces discours et démarches.
La technique, la virtuosité, la connaissance du contexte, l’histoire, la filiation et la descendance, tout cela ne suffit pas pour asseoir le jugement esthétique.

Alors, quoi ?

Comme souvent, le salut vient de la lecture. Tout s’éclaire, tout s’articule parfaitement, tous les arguments sont bien balancés, rien à rajouter.
Ici, et encore une fois, il s’agit de Renaud Camus, dans deux entrées de Etc. :

EFFET. Défense de l’effet, en particulier pour son rôle (capital) dans le jugement esthétique. Plutôt que sur l’exposé des raisons prétendument objectives d’aimer ou d’admirer les œuvres, les juger sur l’effet qu’elles produisent vraiment (et d’abord sur soi-même). Ne pas céder à l’intimidation par les motifs (ce que Barthes appelait, dans un autre contexte, la « chantage au mérite »). Une œuvre n’est pas admirable parce qu’elle présente toutes les raisons d’être admirable (la perfection de son architecture, par exemple, s’agissant d’une œuvre littéraire). Elle est admirable parce qu’elle produit un effet inoubliable.
[…]
Bien entendu il y a effet et effet, et des degrés de qualité dans les effets. Ainsi on sera extrêmement reconnaissant à une saga romanesque qui vous aide à traverser une longue nuit difficile dans un couloir d’hôpital – on n’en conclura pas pour autant qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre de l’art ou de la pensée universelle, même si d’autres livres qui pourraient prétendre à ces titres ne se montrent, eux, dans les mêmes circonstances, d’aucun secours.
Il est évident qu’une critique par l’effet est menacée d’être extrêmement réactionnaire, esthétiquement, car les œuvres vraiment novatrices risquent de ne pas produire, dans un premier temps, et même dans un deuxième, d’effet heureux. Une esthétique de l’effet implique donc une éthique de la préparation, chez le lecteur, l’auditeur, le spectateur, l’amateur, etc. : eux doivent veiller, par la curiosité, par l’ouverture d’esprit, par l’étude même et l’application, éventuellement, à rendre en eux l’effet possible. Cependant, ils ne doivent jamais perdre de vue la réalité de cet effet. Si une œuvre, malgré touts leurs efforts d’appréhension, et malgré toutes les bonnes raisons qu’on leur donne de la trouver admirable, continue de ne produire en eux aucun effet positif appréciable, ils peuvent et ils doivent s’abstenir de l’admirer personnellement, même si toute l’opinion intelligente, appremment, autout d’eux, à une époque donnée, la porte aux nues […].
L’effet le plus haut (y compris pour des œuvres romanesques, philosophiques, érudites, purement intellectuelles, etc.), l’effet le plus haut serait l’effet lyrique (une sorte d’exaltation qui pousse paradoxalement, à quitter l’œuvre, à lever les yeux, à songer, à bouger, à partir en promenade, à considérer d’autres œuvres, à mettre en liaison). […]

GOÛTS. Qu’il n’y a pas de goûts, qu’il n’y a que des états culturels (vieux dada). Ce que le plus grand nombre présente comme son goût, ses goûts, ne seraient rien d’autre en fait que ce qu’à chacun dictent son âge, son milieu, le niveau de ses connaissances et de ses curiosités. Visiter une exposition de Joseph Albers, par exemple, et dire que ce qu’on y préfère, ce sont quelques dessins et peintures de jeunesse, en fait assez insignifiants, qui n’auraient valu à l’artiste que le plus profond oubli, s’il n’avait rien fait d’autre, ce ne serait pas exprimer un goût, comme on le croit, mais préciser clairement, bien qu’involontairement, où l’on en est exactement de son rapport à l’art. Etc.
Moyennant quoi le goût, chassé par la porte, s’empresse de revenir par la fenêtre, évidemment.


Je rajouterai que l'effet, le goût, le jugement esthétique devront bien sûr être passés au filtre de la bathmologie !


<Où il est question de jugement esthétique.