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mardi, 08 mars 2005

Opus 111




Je lis depuis longtemps le journal de Renaud Camus. C’est un exercice fort propice à l’esprit d’escalier.
Ce blog me donne l’occasion d’exposer une réflexion qui m’est venue à la lecture de «Fendre l’air – Journal 1989», et qui m’est restée depuis lors (en l’occurrence 1991). C’est aussi l’occasion de rendre hommage à mon second commentateur, grand amateur de Ludwig van Beethoven comme chacun sait, mais qui goûte peu Renaud Camus.

« Pogorelich tire un peu vers le bastringue, par instants, l’espèce de grande fugue qui domine de sa masse abrupte l’adagio pourtant molto semplice e cantabile de la trente-deuxième sonate, après l’arietta qui peut paraître, à de certains moments, comme celui d’hier, justement, ce qu’il y a de plus exquisément sublime (si tant est que ces deux mots puissent souffrir d’être pour quelques secondes, une ou deux minutes même, rapprochés), de plus jouissivement déchirant, dans la musique universelle. Le bienheureux thème rêveur et mélancolique des premières mesures réapparaît Dieu merci dans les toutes dernières, contrairement à ce que semble affirmer Wendell Kretzschmar (et Mann lui-même ?) dans sa fameuse conférence du Doktor Faustus, Pourquoi Beethoven n’a pas ajouté de troisième mouvement à la sonate pour pianoforte opus 111 (il parle d’une conclusion en « triolets rapides et durs ») »

Il y aurait beaucoup à dire sur ce bref passage (notons que Renaud Camus choisit son camp en rattachant molto à semplice e cantabile et non à adagio), mais je relève immédiatement la référence à «Doktor Faustus». Je tiens en effet Thomas Mann pour un des grands écrivains européens du XXe siècle (j’ai malheureusement et lamentablement raté la visite de sa maison natale à Lübeck).



Dans mon souvenir, les conférences de Wendell Kretzschmar étaient particulièrement éclairantes, notamment sur Beethoven («Beethoven et la fugue»). Il convient donc de remonter à la source.

«Enfin, il posa ses mains sur ses genoux, reprit un instant haleine en disant : «Nous y voilà !» et commença le mouvement à variation, l’adagio molto semplice e cantabile.
Le thème de l’ariette dévolu à des aventures et à des destinées auxquelles son innocence idyllique ne semble nullement le préparer entre immédiatement en scène et s’exprime en seize mesures, réductibles à un motif qui se dégage à la fin de sa première moitié, pareil à un bref appel plein d’âme. Trois notes seulement, une croche, une double croche et une noire pointée, scandées à peu près comme «bleu – de ciel» ou «mal – d’amour» ou «a – dieu cher» ou «temps – jadis» ou «pré – fleuri» - et c’est tout. Par la suite, si l’on considère ce que devient cette douce exhalaison, cette formule mélancolique et paisible, sous le rapport du rythme, de l’harmonie et du contrepoint, tout ce par quoi son maître la bénit et la maudit, vers quelles nuits et quelles clartés surnaturelles il la précipite et l’élève, vers quelles sphères de cristal où la chaleur et le froid, la paix et l’extase se confondent, on peut évidemment qualifier tout cela en gros de merveilleux, étrange et excessivement grandiose, sans pour autant définir ce qui par essence est indéfinissable, et Kretzschmar, de ses mains agiles, nous jouait ces métamorphoses inouïes en chantant à gorge déplyée, à l’unisson : «Dim-dada !» et en criant des commentaires : «Les chaînes de trilles ! Les fioritures et les cadences ! Entendez-vous la convention qui subsiste intacte ? […]»
vient un instant, une situation extrême, où le pauvre motif semble planer solitaire et abandonné au-dessus d’un abîme vertigineux et béant, - instant terrifiant et auguste que suit aussitôt son craintif recroquevillement, comme un effarement terrifié que pareil sort lui ait pu échoir. Mais il lui arrive encore beaucoup d’aventures avant de prendre fin. Cependant qu’il s’achève, intervient un événement complètement inattendu et émouvant dans sa douceur et sa bonté, après tant de fureur concentrée, de persistance, d’acharnement et d’égarement sublimes. A l’instant où le motif très éprouvé prend congé et devient un adieu, avec ce ré-sol, sol, un léger changement se produit, une petite extension mélodique. Après un ut initial, il s’augmente d’un ut dièse devant le ré, en sorte que maintenant il ne se scande plus comme «bleu - de ciel» ou «pré – fleuri», mais comme «ô – doux bleu du ciel» ou «gen – til pré fleuri», «a – dieu pour toujours». Et cette adjonction de l’ut dièse est la chose la plus touchante, la plus consolante, la plus mélancoliquement apaisante du monde. C’est comme une caresse douloureuse et tendre sur les cheveux, sur la joue, un suprême et profond regard dans les yeux, pour la dernière fois. Il bénit l’objet, la formule effroyablement torturée, en lui conférant une humanité saisissante et l’approche si doucement du cœur de l’auditeur, pour un adieu, un éternel adieu, que les larmes vous montent aux yeux. «Ou – blie ton tourment !» est-il dit. «Grand – fut Dieu en nous.» «Tout - n’était qu’un songe.» «Res – te-moi fidèle.» Puis une brisure. Des triolets rapides, durs, se hâtent vers un dénouement quelconque qui eût pu tout aussi bien terminer un autre morceau»


Nous y voilà !



Naturellement, je vous invite à écouter cette sublime arietta. Et après avoir lu Thomas Mann, vous ne pourrez pas manquer d’avoir le cœur transpercé par cet ut dièse, répété à la mesure suivante. Evidemment, après cette acmé, les «triolets rapides, durs» sont d’une grande banalité, mais, par cette banalité même, ils ramènent l’auditeur à la réalité terrestre, au «dénouement quelconque» de ce chef d’œuvre.
Quelconque, peut-être, mais nécessaire ; car, et nous revenons à Renaud Camus, dans ces dernières mesures réapparaît une dernière fois le «thème rêveur et mélancolique», avant un ultime renversement.

Il fallait bien cela pour arriver au bout du voyage.



Je vous promets que dans ma prochaine note, j’abuserai moins de la citation !

Commentaires

Tu veux parler de R.C ? Il y a-t-il une version recommandée?
J'aime bien l'idée du voyage

Écrit par : Tlön | mardi, 08 mars 2005

Je suis mon colimaçon à moi, avec mes outils; je commente juste, je ne prétends ni expliquer ni en remontrer à Mann ! Désolé si je suis si long, tu coupes si tu veux évidemment. Tu vas peut-être avoir l'impression que j'évacue le do#, c'est tout le contraire: il est à un endroit crucial ce do#.

Pour moi, il y a (au moins) deux axes de lecture dans l'arietta: le destin du thème à proprement parler (ses 16 mesures, son dessin harmonique et rythmique); mais aussi l'accélération progressive et très calculée des rythmes, jusqu'à celui de la variation IV, en triolets de double croches continues (27 notes / mesure....) qui conduit aux trilles (non mesurés) des mesures 112 et suivantes.

Ce qui se joue dans la dernière variation (comme par hasard...les 16 dernières mesures, à partir de 145), c'est la liquidation à la fois du thème et du schéma rythmique d'ensemble. Elle est organisée de façon très stricte autour de trois éléments: le thème; le trille, le rythme rapide.

De 145 à 176, c'est la répétition littérale de la première moitié du thème, superposée à la fois au rythme mesuré le plus rapide (celui de la variation IV dont je parlais) et à un trille (qui n'est que l'acccélération non mesurée du rythme le plus rapide). Un trille sur sol, qu'il faut doublement résoudre: en décélérant et en revenant sur do. C'est là qu'intervient le do#. Les deux mesures 177 et 178 où il ya le do# sont un appendice de la première section, un refus de continuer sur le même mode la deuxième section du thème (qui module et aurait l'inconvénient de nous entraîner vers de nouvelles aventures, alors qu'on veut conclure). Ce do# nous dit avec une pointe d'amertume: il faut conclure...

Les six dernières mesures (178 à 183; huit mesures moins les deux déjà utilisées....) ne sont pas ce dénouement quelconque dont parle Kretzchmar. C'est la fragmentation des éléments que l'on vient d'entendre: 3 mesures du rythme mesuré le plus rapide, suivies de 3 mesures du rythme le plus lent (donc une décélération). Et aussi: trois mesures crescendo depuis le pp où nous étions depuis le début de la dernière variation, puis trois mesures de retour au néant. Et aussi: 2 mesures sur sol, 1 mesure sur do, 2 mesures sur sol, 1 mesure sur do. Le tissage de ces morceaux donne quelque chose d'à la fois abrupte et cohérent.


Enfin, ce do#, je ne l'entends pas du tout comme une consolation....tout le contraire.... mais tu sais ce que je pense de la lecture psychologique en musique.

C'est Rosen qui m'a mis sur la piste: il ne parle pas de la fin, mais commente les mesures 112 à 137; et notamment le triple trille de la mesure 118.

J'ai un souvenir très ému de la Marienkirche à Lübeck avec son grand vaisseau très clair de 1200. Mais je n'ai vu que l'extérieur de la maison Buddenbrook (qui n'est pas la maison natale de Thomas et Heinrich)

Bien à toi,

Écrit par : zvezdo | mardi, 08 mars 2005

oups: j'ai écrit 145 à la place de 165....tout le monde aura rectifié ! (promis, j'arrête de me répandre)

Écrit par : zvezdo | mardi, 08 mars 2005

Hem... Trop technique pour moi, tout ça - sinon, je recommande "Du sens" de R.Camus - essai et non journal, mais très stimulant pour la réflexion, notamment sur l'actualité, l'Europe (la question turque), et des problèmes plus généraux (la civilisation, le sens des mots...)

Écrit par : Damien | mercredi, 09 mars 2005

Damien> je ne crois pas que ce que j'ai écrit soit trop technique, d'ailleurs je n'ai rien écrit dans cette note ! Et il me semble que les conférences de Kretzschmar sont suffisamment imagées pour intéresser même les néophytes. Mais tu voulais sans doute parler du commentaire de Z. ! (petite perfidie). "Du sens" m'effraie un peu, en ce sens qu'il est conçu comme la réponse définitive de RC à "l'affaire Camus", et que je n'ai pas envie de me replonger dans cette histoire; mais peut-être me trompè-je ?

Zvezdo> il s'agit effectivement de la maison familiale des Mann (de son grand père en fait). Entschuldigung.
Je ne cautionne pas particulièrement l'adjectif "quelconque" appliqué au dénouement par Kretzschmar, et ton analyse me paraît parfaitement juste (qui suis-je pour dire le contraire!). D'ailleurs je ne vois pas de contradiction: j'entends le do# comme l'apogée après lequel il faut conclure rapidement "de façon abrupte et cohérente". Après l'apogée, il faut bien descendre, et le retour au thème est forcément plus "quelconque" que ce qui précède, même si cette fin est effectivement remarquablement construite.

J'entends bien les limites d'une analyse ou d'une lecture psychologique de la musique (c'est en partie celle de Kretzschmar, dont je rappelle qu'il s'agit d'un personnage de roman!). Mais je revendique le droit à une écoute psychologique de la musique!
Je dois ajouter que j'ai pratiquement "écrit" cette note pour te faire réagir.

Tlön> désolé, les versions que je connais ne me semblent pas recommandables (attendons de voir si Z. a une suggestion)

Écrit par : Philippe | mercredi, 09 mars 2005

Z n'a pas de suggestion, moi j'écoute Brendel, Brendel jeune.... mais je suis mauvais juge, je m'intéresse en fait peu aux questions d'interprétation. Juste un dernier mot avant de de rendre l'antenne: j'ai trouvé cette fin, que je n'avais jamais regardé de près, vraiment étonnante...la décrire par le menu ne signifie pas en épuiser le sens....

Écrit par : Z | mercredi, 09 mars 2005