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mercredi, 22 février 2006

Tentative de réponse à un madrilène filipendule

Notre ami Sélian a trouvé le temps, bien qu’il fut très occupé à lutiner un Cadet de Frégate, d’écouter Glenn Gould interprétant au piano des œuvres de Bach – les variations Godberg version princeps de 1955, et les toccatas – , et il en a été dérouté, sa cuistrerie (c’est lui qui parle) légendaire lui ayant interdit jusqu’à présent, dans Bach, tout autre clavier que le clavecin.
Et il s’interroge, il m’interroge dans un commentaire sur la note précédente : «Comment l’entendez-vous ?» (je transpose à la façon de Claude Maupomé, n’ayant nullement l’intention de dire à quiconque quoi penser).

Evidemment je pourrais le renvoyer aux textes que déjà j’ai rédigés autour de cette question, mais, outre que cela serait assez cuistre de ma part, j’en suis passablement insatisfait, et c’est la raison pour laquelle j’y reviens encore une fois.


En premier lieu, je tiens à renvoyer dos à dos deux attitudes exactement opposées, mais pareillement intégristes, la première étant cependant fondée historiquement, alors que la seconde est une pure escroquerie intellectuelle.

La première, donc, consiste à rejeter toute interprétation ne respectant pas l’instrumentarium de l’époque de la composition (en l’occurrence le clavecin).
Certes, Bach a écrit pour un instrument déterminé, n’étant pas un pur esprit composant de la musique théorique ; le soin mis à choisir ses clavecins ou le très grand intérêt qu’il a toujours porté à la facture d’orgue sont une preuve, s’il en fallait, de sa préoccupation quant à la question instrumentale. D’autre part, s’il a régulièrement transposé de nombreuses œuvres d’un instrument à un autre ou d’un texte profane vers un texte sacré, il a toujours, dans ces adaptations, tenu compte des contingences techniques, des alliages de timbres, et de la rhétorique musicale propre à son temps.
Cependant, trois siècles sont passés par là, et notamment le vingtième qui a bouleversé notre perception de la perspective historique de la musique par l’invention de l’enregistrement et de la reproduction des sons (il a aussi apporté, d’un autre côté, la musicologie, la conservation du patrimoine et la notion d’authenticité). Pourquoi alors se priver du piano, ou de tout autre instrument, - ce qui implique naturellement des accommodements avec l’œuvre originale – à condition que le résultat en vaille la peine, c’est-à-dire que de telles interprétations apportent un nouvel éclairage ou une nouvelle vision de textes bien connus.
Il fallait probablement, à une époque où les interprètes mettant en pratique les connaissances théoriques de la musicologie, accumulées depuis de nombreuses années, étaient en but à une hostilité forcenée, une certaine dose de sectarisme pour survivre et s’imposer. Cette époque est révolue.


La deuxième attitude, très répandue à ladite époque, prétend, toujours encore aujourd’hui, mais mezza-voce, imposer le progrès en matière d’interprétation musicale et dénier tout droit à employer des moyens anciens dans la musique ancienne. Tous les arguments furent bons, des années cinquante aux années quatre-vingt : l’intangibilité d’un diapason « absolu », l’absence de justesse et de virtuosité des instruments d’époque, la médiocrité des interprètes de seconde zone, la prétendue insatisfaction des compositeurs devant les moyens mis à leur disposition… Le temps a balayé tout cela.
L’objection qui résiste le mieux est d’ordre plus philosophique que musical. En effet, nous dit-on, même si toutes les conditions matérielles d’une exécution « authentique » (les guillemets s’imposent, vous aurez compris sans nulle doute ce que je veux dire) étaient réunies, il n’en reste pas moins que l’auditeur n’échappe pas à son époque, irréductiblement.
Certes, c’est exact, et c’est pourquoi le terme d’authenticité est inadéquat, mais je ne vois pas en quoi cela invaliderait une interprétation se fondant sur les intentions du compositeur et les usages de l’époque. L’objectif est inatteignable ; ce sont les efforts fournis en sa direction qui importent.

La préférence pour le piano dans Bach n’est, au fond et bien évidemment, qu’une question de goût, qu’il n’est nul besoin de vouloir justifier, et certainement pas en tentant de disqualifier le clavecin. Mais ce goût n’a de valeur, à mon sens, que s’il s’est affronté à la réalité historique et musicologique des choses. Mais je sais bien que je prêche dans le désert, tant la valeur du goût est une notion totalement étrangère à nos contemporains.


Le cas de Glenn Gould est cependant particulier car les caractéristiques, extrêmes, de son jeu (analyse, absence de pathos, tempo, articulation…) ont une fâcheuse tendance selon moi à détruire les œuvres qu’il interprète (écoutez ses Mozart, Beethoven, voire Haydn).

Seul Bach résiste, comme il résiste à tout, et cette note étant déjà trop longue et trop pesante, je tenterais une explication une prochaine fois, qui sera peut-être aussi une tentative d’analyser pourquoi sa musique résonne en moi comme aucune autre.

Commentaires

Merci pour ce billet et pour remettre les "pendules à l'heure", c'est question de goût.

A propos de la "notion d'authenticité" en musique, certaines personnes pirouettant autour de K617 défendent l’idée que les Indiens du Paraguay posséderaient encore la « manière baroque » d’interpréter la musique de ce temps, par tradition orale.

Écrit par : selian | jeudi, 23 février 2006

étonnante remarque, mais, effectivement, je l'ai déjà entendue...

Écrit par : RPH | jeudi, 23 février 2006

il y a toujours des places pour les Goldberg de Martin Stadtfeld samedi au piano et au Concertgebouw.

Écrit par : gvgvsse | jeudi, 23 février 2006

Très sensible à la musique, mais totalement ignorante en la matière, je trouve ton analyse passionnante (et claire pour le profane que je suis). J'espère que tu nous donneras la suite envisagée.

Écrit par : fuligineuse | vendredi, 24 février 2006

Très intéressant billet en effet ; seule une remarque me laisse perplexe : "la valeur du goût est une notion totalement étrangère à nos contemporains"... J'aurais justement pensé le contraire en cela que le goût, parce qu'il est subjectif, individuel, me parait une notion par trop présente à l'esprit de nos contemporains...

Écrit par : L'Amateur | vendredi, 24 février 2006

L'argument du goût personnel ("tous les goûts sont dans la nature", sous-entendu tous les goûts se valent) est certes très répandu (en lien avec le soi-mêmisme, la mise en avant du "naturel" et le "moi j'dis c'qu'j' pense").
En revanche, la reconnaissance que l'expression d'un goût n'a de valeur que si celui-ci est étayé par une culture, une connaissance du sujet (et les efforts faits pour tendre à cette connaissance), voilà qui est moins dans l'air du temps. Et c'est cela que je voulais dire.

Écrit par : Philippe[s] | vendredi, 24 février 2006

Merci de ta précision, qui éclaire judicieusement ton idée.

Écrit par : L'Amateur | vendredi, 24 février 2006

Respect pour le musicologue de la part d'un béotien en cette matière.
Une remarque pourtant : l'oeuvre au clavecin ou au piano communiquera une signification semblable mais jamais le même sens.
Si on se limite à la seule signification, on laisse tomber le sens. Du moins, à mon «sens »...

Écrit par : le ptyx | vendredi, 24 février 2006

le vrai est que Bach résiste, et aussi parcequ'il s'agit de pièces pour un instrument. Par contre je trouve un peu pénible d'entre Mozart avec un violon luttant contre un piano moderne bien important et impérieux

Écrit par : brigetoun | vendredi, 24 février 2006

Remarque judicieuse. Disons que les oeuvres pour instrument seul de Bach supportent facilement l'adaptation à bien des instruments (j'ai entendu récemment des suites pour violoncelle au marimba qui m'ont beaucoup plu ; certaines transcriptions de suites françaises à la harpe sont très réussies aussi). Mais les sonates pour viole de gambe et clavecin jouées au violoncelle et au piano, c'est plus difficile à faire passer (quoique par Alexandre Tharaud et Jean-Guihen Queyras, ça peut valoir le coup).

Quand j'étais petit, il y avait chez mes parents un disque intitulé "Switched-on Bach" qui contenait le 3e Brandebourgeois au synthétiseur, et que j'adorais.

Écrit par : Ben | samedi, 25 février 2006

La musique de Bach, et ici je pense principalement à sa musique pour clavier, est extraordinaire parce qu'elle est à la fois complexe, énorme, infinie et simple d'apparence. En écoutant sa musique j'ai l'impression de voir une cathédrale dans son entièreté tout en percevant les détails de la construction (les chevets) et en assistant même à sa construction.
Si Gould est tellement grand dans son interprétation c'est justement par l'absence de Pathos. La musique de Bach s'adresse plus à la raison (Ithos) qu'au pathos. Et c'est pour cela que j'aime sa musique.

Mais ceci n'est que l'avis d'un amateur!

Écrit par : jean-luc | samedi, 25 février 2006

Je ne suis qu'un amateur, moi aussi, mais je ne suis pas d'accord avec les derniers commentaires. Il vous faudra cependant attendre une prochaine pour lire mes arguments.

Écrit par : Philippe[s] | samedi, 25 février 2006