Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

« L'indicatrice de Tissot | Page d'accueil | Où il est question (2) »

mercredi, 06 juillet 2005

Où il est question (1)

Où il est question de jugement esthétique.


Depuis longtemps, je me débats avec des idées confuses sur la question du jugement esthétique d’une œuvre d’art.
Il ne saurait être question pour moi d’admettre la validité d’une appréciation fondée sur la spontanéité ; je regarde, j’écoute, je lis – j’aime, j’aime pas.
En premier lieu, parce que cela clôt la discussion ; des goûts et des couleurs on ne discute pas. Ensuite, car il n’y a pas de goûts personnels ; la prétendue spontanéité n’est rien d’autre, la plupart du temps, que l’expression de stéréotypes et de lieux communs, accumulés en strates successives issues de l’éducation nationale, de la cellule familiale, et du grand magma médiatique ambiant.
D’autre part, l’abus de la sensibilité dans la critique d’art ne peut que conduire à l’autisme et à la stagnation : n’étant sensible qu’à ce qui provoque une résonnance en soi, on n’aime que ce que l’on aime. Où sont la découverte et la surprise ; comment apprécier l’art contemporain ?


Cependant, combien d’œuvres me restent fermées malgré toutes les raisons objectives de les admirer. Que de discours intelligents et profonds, que de démarches intellectuelles brillantes, n’engendreront que déception face à l’objet de ces discours et démarches.
La technique, la virtuosité, la connaissance du contexte, l’histoire, la filiation et la descendance, tout cela ne suffit pas pour asseoir le jugement esthétique.

Alors, quoi ?

Comme souvent, le salut vient de la lecture. Tout s’éclaire, tout s’articule parfaitement, tous les arguments sont bien balancés, rien à rajouter.
Ici, et encore une fois, il s’agit de Renaud Camus, dans deux entrées de Etc. :

EFFET. Défense de l’effet, en particulier pour son rôle (capital) dans le jugement esthétique. Plutôt que sur l’exposé des raisons prétendument objectives d’aimer ou d’admirer les œuvres, les juger sur l’effet qu’elles produisent vraiment (et d’abord sur soi-même). Ne pas céder à l’intimidation par les motifs (ce que Barthes appelait, dans un autre contexte, la « chantage au mérite »). Une œuvre n’est pas admirable parce qu’elle présente toutes les raisons d’être admirable (la perfection de son architecture, par exemple, s’agissant d’une œuvre littéraire). Elle est admirable parce qu’elle produit un effet inoubliable.
[…]
Bien entendu il y a effet et effet, et des degrés de qualité dans les effets. Ainsi on sera extrêmement reconnaissant à une saga romanesque qui vous aide à traverser une longue nuit difficile dans un couloir d’hôpital – on n’en conclura pas pour autant qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre de l’art ou de la pensée universelle, même si d’autres livres qui pourraient prétendre à ces titres ne se montrent, eux, dans les mêmes circonstances, d’aucun secours.
Il est évident qu’une critique par l’effet est menacée d’être extrêmement réactionnaire, esthétiquement, car les œuvres vraiment novatrices risquent de ne pas produire, dans un premier temps, et même dans un deuxième, d’effet heureux. Une esthétique de l’effet implique donc une éthique de la préparation, chez le lecteur, l’auditeur, le spectateur, l’amateur, etc. : eux doivent veiller, par la curiosité, par l’ouverture d’esprit, par l’étude même et l’application, éventuellement, à rendre en eux l’effet possible. Cependant, ils ne doivent jamais perdre de vue la réalité de cet effet. Si une œuvre, malgré touts leurs efforts d’appréhension, et malgré toutes les bonnes raisons qu’on leur donne de la trouver admirable, continue de ne produire en eux aucun effet positif appréciable, ils peuvent et ils doivent s’abstenir de l’admirer personnellement, même si toute l’opinion intelligente, appremment, autout d’eux, à une époque donnée, la porte aux nues […].
L’effet le plus haut (y compris pour des œuvres romanesques, philosophiques, érudites, purement intellectuelles, etc.), l’effet le plus haut serait l’effet lyrique (une sorte d’exaltation qui pousse paradoxalement, à quitter l’œuvre, à lever les yeux, à songer, à bouger, à partir en promenade, à considérer d’autres œuvres, à mettre en liaison). […]

GOÛTS. Qu’il n’y a pas de goûts, qu’il n’y a que des états culturels (vieux dada). Ce que le plus grand nombre présente comme son goût, ses goûts, ne seraient rien d’autre en fait que ce qu’à chacun dictent son âge, son milieu, le niveau de ses connaissances et de ses curiosités. Visiter une exposition de Joseph Albers, par exemple, et dire que ce qu’on y préfère, ce sont quelques dessins et peintures de jeunesse, en fait assez insignifiants, qui n’auraient valu à l’artiste que le plus profond oubli, s’il n’avait rien fait d’autre, ce ne serait pas exprimer un goût, comme on le croit, mais préciser clairement, bien qu’involontairement, où l’on en est exactement de son rapport à l’art. Etc.
Moyennant quoi le goût, chassé par la porte, s’empresse de revenir par la fenêtre, évidemment.


Je rajouterai que l'effet, le goût, le jugement esthétique devront bien sûr être passés au filtre de la bathmologie !


<Où il est question de jugement esthétique.

Commentaires

Ha, oui ! je fus (suis) aussi confronté à cette problématique. je ne connaissais pas autrefois l'indispensable Renaud Camus, mais je peux vous recommander cet ouvrage : "Qu'est-ce que l'esthétique" de Marc Jimenez (Folio essai -en poche-, un bon panorama en la matière.

C'est Beau, l'esthétique...

Écrit par : Lambert Saint-Paul | mercredi, 06 juillet 2005

Autant je suis globalement d'accord avec ce que dit R. Camus au sujet du goût (comment nier les déterminismes sociologiques, générationnels et autres ?), autant son exemple me paraît peu convaincant. Pourquoi ne pourrait-on pas préférer les oeuvres de jeunesse de tel ou tel artiste ? "ce ne serait pas exprimer un goût, comme on le croit, mais préciser clairement, bien qu’involontairement, où l’on en est exactement de son rapport à l’art. " Cette attitude condescendante est insupportable. Le cheminement esthétique d'un artiste n'aurait donc qu'un seul sens possible, il n'y aurait pour cet artiste qu'un seul horizon (en l'occurrence l'abstraction géométrique), et pour le spectateur qu'une seule façon de l'appréhender (plus c'est moderne, mieux c'est) ? ... Je précise que je ne connais pas les oeuvres de jeunesse d'Albers, mais par exemple je trouve Pollock bien plus intéressant avant qu'il ne passe au "dripping" qui le rendit célèbre (d'ailleurs Pollock lui-même s'y sentit piégé comme dans une impasse), et ce qui me fascine chez un Malevitch c'est qu'il ne s'arrête pas aux carrés monochromes : il revient au figuratif, mûri par son expérience suprématiste.

Écrit par : Damien (de sable) | jeudi, 07 juillet 2005

Si vous ne parvenez pas à asseoir le jugement esthétique, restez debout.

Écrit par : pensée du jour | jeudi, 07 juillet 2005

j'avoue ne pas saisir complètement l'articulation entre effets et goûts... D'autre part "l’effet est menacée d’être extrêmement réactionnaire, esthétiquement, car les œuvres vraiment novatrices risquent de ne pas produire, dans un premier temps, et même dans un deuxième, d’effet heureux". On peut penser exactement le contraire. Quels sont les "effets" de Phèdre sur un lycéen d'aujourd'hui ? nuls.
Tout ça ne me semble pas très clair..mais il est possible que je me trompe

Écrit par : Tlön | vendredi, 08 juillet 2005

Damien, je pense que tu te trompes sur ce que signifie l'exemple d'Albers dans l'article "Goût". Il n'y a en aucun cas la volonté de démontrer que l'abstraction dans l'art moderne a plus de valeur que le figuratif, ou que les oeuvres de jeunesse d'un artiste sont forcément inférieures aux oeuvres de sa maturité.
En revanche, exprimer sa préférence, dans l'oeuvre d'Albers, pour les dessins et peintures de jeunesse, c'est exprimer simplement un déterminisme culturel et sociologique par rapport à l'art contemporain ("ça ne ressemble à rien" "mon fils fait la même chose" et tutti quanti), sauf à opérer un renversement bathmologique, c'est-à-dire connaissant vraiment l'art contemporain et l'oeuvre d'Albers, préférer véritablement les oeuvres de jeunesse pour des raisons précises. On ne peut sortir de ce goût moyen déterministe, qu'en appliquant l'éthique de la préparation citée dans l'article "Effet".

Écrit par : Philippe[s] | vendredi, 08 juillet 2005

Tlön, pour moi l'articulation se joue sur l'éthique de la préparation.
L'effet provoqué par Phèdre sur un lycéen d'aujourd'hui (l'ennui, je suppose) est, dans un premier mouvement, déterminé par le goût moyen dominant (le clip, la vitesse, le montage rapide, l'abandon de la syntaxe, que sais-je encore). De la même façon, mais dans un autre registre, une oeuvre vraiment novatrice peut ne pas avoir d'effet, car ne rencontrant aucune référence ou aucun écho dans le substrat culturel de l'auditeur/spectateur/lecteur.
On ne résoud cela qu'en appliquant l'éthique de la préparation, ce qui implique, pour Phèdre de la pédagogie et des efforts, pour l'avant-garde la nécessité de sortir des schémas de pensée habituels. Ce qui ne signifie pas in fine que l'on appréciera Phèdre ou l'avant garde, mais que l'appréciation (l'effet) aura un degré de qualité supérieure, et un taux de déterminisme plus faible.

Écrit par : Philippe[s] | vendredi, 08 juillet 2005

où comment Phèdre devient, pour les lycéens, l'équivalent de l'art moderne pour d'autre, c'est à dire de l'avant-garde sans référent...
il y a rupture de trame dans les deux cas...c'est assez ironique je trouve...

Écrit par : jean-sébastien | vendredi, 08 juillet 2005

Philippe[s] : je comprends l'idée, mais c'est bien ce que je dis, l'exemple d'Albers est mal choisi.
Sinon, "Phèdre" n'est pas du tout inaccessible à des lycéens (belles tirades sur des thèmes éternels : le courage, l'amour impossible, etc.), c'est plutôt la manière dont les profs présentent la pièce qui passe mal...

Écrit par : Damien (de sable) | vendredi, 08 juillet 2005

Damien : Phèdre c'est juste un ex, mais si tu veux on peut prendre Sophocle ou Euripide!

Écrit par : Tlön | vendredi, 08 juillet 2005

Moi j'ai aimé cet article. Mais une chose pourrait être remise en question il me semble. Considérer que le goût ou disons l'effet qu'une oeuvre peut avoir sur quelqu'un dépend en grande partie de son environnement et son education, d'accord. A une oeuvre Z, un individu X réagira (c'est à dire ressentira ou non tel ou tel effet et donc telle ou telle emotion et donc tel ou tel jugement) selon son propre passif (social, emotionnel etc...) et là-dedans ce qui est important ce n'est pas X ou Z ou le poids de l'education mais bel et bien l'assemblage des trois qui crée quoi ? La réaction. Réaction de refus ou d'acceptation par exemple. Dans cette société qu'est la notre, basée sur la vitesses et la rentabilité (le clip, la vitesse, le montage rapide, l'abandon de la syntaxe, que sais-je encore) un adolescent face à Phedre ressent l'ennui... vous êtes sûr ? Et si la fatigue imposée par ce systeme ultra rapide créait paradoxalement une attirance pour le calme, le passé, l'obsolète... ? On ne peut rien savoir de la réaction des gens. Parce que c'est la mode, je veux ce pantalon. Parce que c'est la mode je ne veux pas ce pantalon. L'individu n'est pas connu. Seul le groupe est analysable.

Écrit par : Brad-Pitt Deuchfalh | vendredi, 15 juillet 2005

La bathmologie par l'exemple

Écrit par : Philippe[s] | jeudi, 21 juillet 2005