mardi, 24 avril 2007
A la porte
Assis seul dans un compartiment – vide – d’un train – vide – quittant la gare Saint-Lazare – vide – vers une destination inconnue – mais sûrement vide – dans un monde d’après la catastrophe, dont personne ne sait que le signe annonciateur a été la mort de ses enfants, broyés dans leur voiture le long d’une nationale, le philosophe – un professeur de philosophie à la retraite devient-il nécessairement philosophe ? – contemple, installé sur la banquette qui lui fait face, le portrait de Cornelius van der Geest, trouvé dans le sous-sol du café situé à l’angle de la rue des Récollets et du canal Saint-martin, portrait dans lequel il s’est reconnu alors qu’il se regardait dans la glace des toilettes.
C’est ainsi que s’achève, vers le soleil couchant, le voyage au bord de la folie, du rêve ou du cauchemar (mais pas tellement au bord, en fait) entamé une heure et demie auparavant sur le seuil d’une porte, malencontreusement claquée alors que les clés sont restées sur le guéridon, à l’intérieur.
Seul sur scène, avec seulement quelques chaises, la lumière et un beau texte dense, dans un décor réduit à quelques panneaux rouges évocateurs, Michel Aumont est magnifique, merveilleux, époustouflant, génial, jouant, avec son corps et sa voix, les silences, les émotions, les emportements bernhardiens, les changements de ton, emportant avec lui dans les névroses du personnage les spectateurs fascinés.
A la porte, texte de Vincent Delecroix, adapté et mise en scène par Marcel Bluwal, avec Michel Aumont – Théâtre de l’Œuvre – Dimanche 22 avril 2007.
C’est ainsi que s’achève, vers le soleil couchant, le voyage au bord de la folie, du rêve ou du cauchemar (mais pas tellement au bord, en fait) entamé une heure et demie auparavant sur le seuil d’une porte, malencontreusement claquée alors que les clés sont restées sur le guéridon, à l’intérieur.
Seul sur scène, avec seulement quelques chaises, la lumière et un beau texte dense, dans un décor réduit à quelques panneaux rouges évocateurs, Michel Aumont est magnifique, merveilleux, époustouflant, génial, jouant, avec son corps et sa voix, les silences, les émotions, les emportements bernhardiens, les changements de ton, emportant avec lui dans les névroses du personnage les spectateurs fascinés.
A la porte, texte de Vincent Delecroix, adapté et mise en scène par Marcel Bluwal, avec Michel Aumont – Théâtre de l’Œuvre – Dimanche 22 avril 2007.
07:30 Publié dans Théatre, Vu, lu, entendu | Lien permanent | Commentaires (0)
mercredi, 18 avril 2007
Thérèse philosophe
Après quelques désastreuses expériences théâtrales à Chartres, il nous est venu, il y a quelque temps, le désir de voir du théâtre véritablement contemporain – contemporain du point de vue de la mise en scène.
En feuilletant au hasard les programmes des salles susceptibles de répondre à l’assez vague cahier des charges (Chaillot, l’Odéon, le théâtre de la Ville…), nous avons jeté notre dévolu sur Thérèse philosophe, un texte du XVIIIe siècle attribué à Boyer d’Argens et mis en scène par Anatoli Vassiliev à l’Odéon.
Pour quelles raisons ?
Ma foi, uniquement sur la consonance russe du nom du metteur en scène et de vagues impressions d’avoir lu ou entendu des critiques alléchantes (au regard du cahier des charges, bien entendu).
Ce n’est qu’en arrivant dimanche dernier aux Ateliers Berthier, où a été hébergé le Théâtre de l’Odéon pendant les travaux de sa salle principale, que Philippe s’est souvenu, en grand lecteur de textes libertins qu’il fut, que Thérèse philosophe pourrait bien être un roman érotique de l’époque des Lumières (quoique en fait, il ait plutôt lu Juliette philosophe ou l'Anti-Thérèse).
La lecture du programme confirma tout cela, et aussi qu’Anatoli Vassiliev ne décevrait probablement pas notre attente d’avant-gardisme (si l’on peut encore prononcer ce mot).
...le rubicond priape de Sa Révérence...
L’univers et les partis pris du metteur en scène sont très forts : utilisation de machines et d’accessoires, et surtout imposition aux acteurs d’une énonciation tout à fait particulière de la langue classique. Volume sonore, phrasé, intonation, articulation, pause et silence, absence totale de liaison, l’on assiste là, quasiment, à la transformation d’un texte théâtral en partition musicale ; l’absolu contraire du travail d’un Eugène Green sur la reconstitution de la langue des XVIIe et XVIIIe siècles.
Je ne sais s’il s’agit d’une marque de fabrique vassilievienne appliquée à toutes les œuvres qu’il met en scène (à l’instar des lumières et de la gestique de Bob Wilson) ; je l’imagine volontiers.
En l’occurrence, le texte ainsi trituré, quoique parfaitement compréhensible (du moins dans les deuxième et troisième parties), perd un côté désuet et daté dans lequel une lecture plus traditionnelle pourrait le faire tomber. De plus, il atteint, par l’attention soutenue qu’il requiert, au plus profond des spectateurs (longtemps après les images et les voix restent encore dans la tête).
Si les partis pris s'imposent, il n’y a cependant aucun systématisme et chacune des trois parties est traité différemment. Je dois bien avouer que la première m’a été plutôt insupportable, d’abord par le sujet (les stigmates, la pénitence mystique qui vire à la débauche sexuelle, l’exaltation hystérique…). J’ai bien failli partir (ce que j’aurais fait si j’avais été seul).
Cela aurait été dommage, car la suite fut passionnante, dès lors que l’on a accepté de rentrer dans l’imaginaire du metteur en scène.
Une telle conception ne résiste naturellement que grâce aux acteurs, Valérie Dréville et Stanislas Nordey, qui sont excellents et font une véritable performance. Je n'aurai garde d'oublier les deux musiciens protagonistes, dont un contrebassiste qui monte à l'échelle avec son instrument (Kamil Tchalaev et Ambre Kahan)
Quant au texte lui même, s’il est très anticlérical, il est tout aussi contre l’esprit des Lumières. Deux extraits de la conclusion illustrent cette ambivalence :
Je ne prendrai pas le risque de donner un conseil, mais si vous aimez les expériences dérangeantes...
Thérèse philosophe, texte attribué à Jean-Baptiste de Boyer, marquis d’Agens ; mise en scène, adaptation, machines Anatoli Vassiliev ; scénographie et lumière Igor Popov ; costumes et accessoires Antal Csaba ; musique créée et jouée par Kamil Tchalaev ; avec Valérie Dréville, Stanislas Nordey et Ambre Kahan
En feuilletant au hasard les programmes des salles susceptibles de répondre à l’assez vague cahier des charges (Chaillot, l’Odéon, le théâtre de la Ville…), nous avons jeté notre dévolu sur Thérèse philosophe, un texte du XVIIIe siècle attribué à Boyer d’Argens et mis en scène par Anatoli Vassiliev à l’Odéon.
Pour quelles raisons ?
Ma foi, uniquement sur la consonance russe du nom du metteur en scène et de vagues impressions d’avoir lu ou entendu des critiques alléchantes (au regard du cahier des charges, bien entendu).
Ce n’est qu’en arrivant dimanche dernier aux Ateliers Berthier, où a été hébergé le Théâtre de l’Odéon pendant les travaux de sa salle principale, que Philippe s’est souvenu, en grand lecteur de textes libertins qu’il fut, que Thérèse philosophe pourrait bien être un roman érotique de l’époque des Lumières (quoique en fait, il ait plutôt lu Juliette philosophe ou l'Anti-Thérèse).
La lecture du programme confirma tout cela, et aussi qu’Anatoli Vassiliev ne décevrait probablement pas notre attente d’avant-gardisme (si l’on peut encore prononcer ce mot).
...le rubicond priape de Sa Révérence...
L’univers et les partis pris du metteur en scène sont très forts : utilisation de machines et d’accessoires, et surtout imposition aux acteurs d’une énonciation tout à fait particulière de la langue classique. Volume sonore, phrasé, intonation, articulation, pause et silence, absence totale de liaison, l’on assiste là, quasiment, à la transformation d’un texte théâtral en partition musicale ; l’absolu contraire du travail d’un Eugène Green sur la reconstitution de la langue des XVIIe et XVIIIe siècles.
Je ne sais s’il s’agit d’une marque de fabrique vassilievienne appliquée à toutes les œuvres qu’il met en scène (à l’instar des lumières et de la gestique de Bob Wilson) ; je l’imagine volontiers.
En l’occurrence, le texte ainsi trituré, quoique parfaitement compréhensible (du moins dans les deuxième et troisième parties), perd un côté désuet et daté dans lequel une lecture plus traditionnelle pourrait le faire tomber. De plus, il atteint, par l’attention soutenue qu’il requiert, au plus profond des spectateurs (longtemps après les images et les voix restent encore dans la tête).
Si les partis pris s'imposent, il n’y a cependant aucun systématisme et chacune des trois parties est traité différemment. Je dois bien avouer que la première m’a été plutôt insupportable, d’abord par le sujet (les stigmates, la pénitence mystique qui vire à la débauche sexuelle, l’exaltation hystérique…). J’ai bien failli partir (ce que j’aurais fait si j’avais été seul).
Cela aurait été dommage, car la suite fut passionnante, dès lors que l’on a accepté de rentrer dans l’imaginaire du metteur en scène.
Une telle conception ne résiste naturellement que grâce aux acteurs, Valérie Dréville et Stanislas Nordey, qui sont excellents et font une véritable performance. Je n'aurai garde d'oublier les deux musiciens protagonistes, dont un contrebassiste qui monte à l'échelle avec son instrument (Kamil Tchalaev et Ambre Kahan)
Quant au texte lui même, s’il est très anticlérical, il est tout aussi contre l’esprit des Lumières. Deux extraits de la conclusion illustrent cette ambivalence :
Oui, ignorants ! la nature est une chimère, tout est l’ouvrage de Dieu. C’est de lui que nous tenons les besoins de manger, de boire et de jouir des plaisirs. Pourquoi donc rougir en remplissant ses desseins ? Pourquoi craindre de contribuer au bonheur des humains en leur apprêtant des ragoûts variés propres à contenter avec sensualité ces divers appétits ? Pourrai-je appréhender de déplaire à Dieu et aux hommes en annonçant des vérités qui ne peuvent qu’éclairer sans nuire ?
Je vous le répète donc, censeurs atrabilaires, nous ne pensons pas comme nous voulons. L’âme n’a de volonté, n’est déterminée que par les sensations, que par la matière, La raison nous éclaire, mais elle ne nous détermine point. L’amour-propre (le plaisir à espérer ou le déplaisir à éviter) sont le mobile de toutes nos déterminations. Le bonheur dépend de la conformation des organes, de l’éducation, des sensations externes […]
Je ne prendrai pas le risque de donner un conseil, mais si vous aimez les expériences dérangeantes...
Thérèse philosophe, texte attribué à Jean-Baptiste de Boyer, marquis d’Agens ; mise en scène, adaptation, machines Anatoli Vassiliev ; scénographie et lumière Igor Popov ; costumes et accessoires Antal Csaba ; musique créée et jouée par Kamil Tchalaev ; avec Valérie Dréville, Stanislas Nordey et Ambre Kahan
18:40 Publié dans Théatre, Vu, lu, entendu | Lien permanent | Commentaires (4)
dimanche, 18 décembre 2005
Evitez de manger de la perche si vous êtes émotif
Deux éléments m'incitaient à me préparer au pire. En premier lieu, nous n'avons pratiquement rien vu de correct au TNBA depuis deux ans ; en second lieu, Rêves d'après Kafka, spectacle déjà ancien de Philippe Adrien, est l'une des choses les plus calamiteuses que je n'ai jamais vue sur scène.
Mais nous avions quand même pris des places pour assister à Yvonne, princesse de Bourgogne de Witold Gombrowicz, mise en scène par Philippe Adrien, au TNBA, à cause de Gombrowicz, de la Bourgogne, du titre de la pièce, et parce que je crois que j'avais confondu, dans mon souvenir, Philippe Adrien et Claude Régy.
Et si cela ne fut pas extraordinaire, cela ne fut pas non plus catastrophique...
Mais, bon sang de bon soir, pourquoi toujours tant de hurlements, tic du théâtre actuel - en particulier cette fois le Roi et le Chambellan dans la scène de la préparation du meurtre par arête de perche. C'est un signe, à mon avis, du problème principal de la mise en scène, à savoir le pléonasme : ajouter du grotesque, par le jeu des acteurs, au grotesque présent dans le texte rend celui-ci ridicule, donc inopérant, alors qu'il devrait paraître grinçant et tragique.
16 décembre 2005 Yvonne, princesse de Bourgogne de Witold Gombrowicz, mise en scène de Philippe Adrien, au Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine (salle Jean Vauthier)
Mais nous avions quand même pris des places pour assister à Yvonne, princesse de Bourgogne de Witold Gombrowicz, mise en scène par Philippe Adrien, au TNBA, à cause de Gombrowicz, de la Bourgogne, du titre de la pièce, et parce que je crois que j'avais confondu, dans mon souvenir, Philippe Adrien et Claude Régy.
Et si cela ne fut pas extraordinaire, cela ne fut pas non plus catastrophique...
Mais, bon sang de bon soir, pourquoi toujours tant de hurlements, tic du théâtre actuel - en particulier cette fois le Roi et le Chambellan dans la scène de la préparation du meurtre par arête de perche. C'est un signe, à mon avis, du problème principal de la mise en scène, à savoir le pléonasme : ajouter du grotesque, par le jeu des acteurs, au grotesque présent dans le texte rend celui-ci ridicule, donc inopérant, alors qu'il devrait paraître grinçant et tragique.
16 décembre 2005 Yvonne, princesse de Bourgogne de Witold Gombrowicz, mise en scène de Philippe Adrien, au Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine (salle Jean Vauthier)
22:20 Publié dans Théatre, Vu, lu, entendu | Lien permanent | Commentaires (4)
dimanche, 11 décembre 2005
La porte des Ménines a été verrouillée de l'intérieur
Quand un metteur en scène recherche à tout prix la provocation, et qu'il ne la trouve qu'en transformant en grosse farce vulgaire les scènes comiques entre les valets, qui ne sont dans le fond que des respirations au sein d'une pièce très noire, il ne provoque en moi qu'un profond ennui.
Quand un metteur en scène se demande à un tel point comment on peut jouer une telle pièce, et que sa réponse consiste à rajouter des répliques inutiles de son cru - peu, certes, mais du style j'ai envie de faire pipi -, il provoque mon énervement.
Quand un metteur en scène fait montre d'une telle prétention (ça voudrait ressembler aux Ménines de Velasquez), il ne réussit qu'à se ridiculiser.
Et que la malpeste soit sur ces acteurs qui hurlent à longueur de temps et hors de propos, sur un ton monocorde et essouflé - serait-ce là le résultat de l'enseignement des conservatoires, ici l'école du TNS en l'occurence ?.
Heureusement pour l'intensité des applaudissements que le public est composé pour une grande part de collégiens et de lycéens, émoustillés par les clins d'oeil démagogiques du metteur en scéne.
8 décembre 2005 La fausse Suivante de Marivaux, mise en scène de Guillaume Vincent, au Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine (salle Jean Vauthier)
Quand un metteur en scène se demande à un tel point comment on peut jouer une telle pièce, et que sa réponse consiste à rajouter des répliques inutiles de son cru - peu, certes, mais du style j'ai envie de faire pipi -, il provoque mon énervement.
Quand un metteur en scène fait montre d'une telle prétention (ça voudrait ressembler aux Ménines de Velasquez), il ne réussit qu'à se ridiculiser.
Et que la malpeste soit sur ces acteurs qui hurlent à longueur de temps et hors de propos, sur un ton monocorde et essouflé - serait-ce là le résultat de l'enseignement des conservatoires, ici l'école du TNS en l'occurence ?.
Heureusement pour l'intensité des applaudissements que le public est composé pour une grande part de collégiens et de lycéens, émoustillés par les clins d'oeil démagogiques du metteur en scéne.
8 décembre 2005 La fausse Suivante de Marivaux, mise en scène de Guillaume Vincent, au Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine (salle Jean Vauthier)
17:30 Publié dans Théatre, Vu, lu, entendu | Lien permanent | Commentaires (8)
mercredi, 27 avril 2005
L'échelle de Jacob
L’esprit de l’escalier fonctionne souvent au cours des spectacles auxquels j’assiste, vous avez déjà pu le constater. C’est ainsi que le commentaire de LKL sur ma note La huitième parole du Christ en croix m’est revenu à l’écoute du dialogue entre le doyen et Brand au cinquième acte de Brand d’Ibsen, vu le samedi 16 avril dernier.
Brand est une pièce étrange, en raison de la difficulté de percevoir, aujourd’hui, ce qu’elle peut nous dire et ce que l’auteur a voulu transmettre, par delà la situation particulière de son époque.
Un texte d’Edward Beyer me semble assez bien résumer l’esprit de l’œuvre, sinon son intrigue :
«Un jour, dans la cathédrale Saint-Pierre, [Ibsen] eut la révélation «avec force et avec clarté de la forme de ce que j’avais à dire», comme il l’écrit, peu après, dans une lettre. Une œuvre qu’il avait commencée devint le poème dramatique Brand, où, non seulement, il laisse des scorpions châtier ses compatriotes pour leur lâcheté et leur parjure, mais où il exprime très nettement le sentiment de vocation, l’éthique de la personnalité et l’idéalisme sans compromis qui font partie de sa nature la plus profonde.
Brand est l’un des individualistes et l’un des idéalistes les plus intransigeants de toute la littérature. Ses exigences, à l’égard des autres comme de lui-même, ont un caractère absolu, très voisin de la rigueur de Sören Kierkegaard. Pour Brand, c’est «tout ou rien», «l’esprit de compromis est Satan». Ce qu’il cherche avant tout c’est la volonté, la volonté de suivre l’appel, la vocation et de tout sacrifier ; lui-même sacrifie sa femme et son enfant quand il estime qu’il le faut, il suit sa voie jusqu’à l’ultime conséquence – jusqu’à l’Eglise de glace. Il est décrit comme une figure idéale et un héros tragique – «moi-même dans les meilleurs moments» dit l’auteur – et ses adversaires sont, pour la plupart, des caricatures. Mais, en face de son moralisme impitoyable, se dresse Agnès, l’épouse chaleureuse et aimante qu’il sacrifie sur l’autel de sa vocation. Et les mots prononcés au moment de sa mort – «Il est le deus caritatis » - peuvent être interprétés de façons bien différentes. Accordent-ils le pardon ou énoncent-ils un jugemrent ?
Par la violence des passions et le profond tragique, l’émouvante descritption des caractères, le puissant symbolisme de la nature et l’art consommé de la versification, Brand se classe parmi les très grandes œuvres de la littérature nordique. La pièce fit sensation quand elle parut et cet effet se prolongea. C’était «comme si elle sondait nos reins et nous nous trouvions à l’intérieur d’une nouvelle religion qui se dressait avec ses impératifs (…). C’était une voix de Savonarole au milieu d’une époque vouée au culte de l’art», devait écrire August Strindberg vingt ans plus tard.»
Passons sur «l’esprit de compromis est Satan» qui réjouira plus d’un partisan du non.
Mais le «moi-même dans les meilleurs moments» d’Ibsen est troublant : Brand est vraiment la personnification de la rigueur et de l’intransigeance, et confronté aux fantômes de son passé, il persiste dans le «tout ou rien». Il referait, de son plein gré, en conscience, le chemin sacrificiel. Même si, au moment ultime, il réclame «lumière et soleil et douceur, le silence paisible d’une église», il est difficilement imaginable de pouvoir s’identifier à lui.
Cependant, Brand est un lesedrama, un drame destiné à être lu. Il est probable que la représentation théatrale, si elle fait gagner en humanité, lui fait perdre une part de sa subtilité. Je réserve donc mon point de vue tant que je n’aurai pas lu le texte, dont je viens de faire l’acquisition.
Revenons au dialogue entre le pasteur Brand et le doyen, qui est son supérieur hiérarchique. Ce dernier lui indique fermement que l’influence qu’il a acquise auprès de la population doit être avant tout mise au service de l’Etat : la vie spirituelle a surtout pour but de renforcer l’ordre public :
LE DOYEN
[…]
Vous accroissez votre devoir : concourir au but que l’Etat assigne à son Eglise.
En tout, il faut suivre une règle, sans quoi le jeu des forces éparses sera comme un poulain indompté brisant les barrières et les haies, outrepassant les bornes.
Il y a dans tout ordre des choses une loi, bien que diversement nommée. En art, elle a pour nom école, et dans notre art militaire, autant qu’il m’en souvienne, le pas cadencé.
Oui, c’est le mot, cher ami ! C’est à cela que tend l’Etat.
Il trouve le pas de course trop rapide ; marquer le pas serait trop peu – un pas égal pour tous, une même cadence pour tous – C’est le but de la méthode !
BRAND
A l’aigle le ruisseau – à l’oie le vertige des nues par-delà les cimes !
LE DOYEN
On n’est pas, Dieu merci, des bêtes – mais, si nous parlons fable et poésie, le mieux est d’ouvrir la Bible.
Elle peut servir à tout ; elle fourmille de la Genèse à l’Apocalypse d’édifiantes paraboles. J’en veux pour mémoire ce projet de la tour de Babel !
Dites où cela les mena ?
Et pourquoi ? Facile à comprendre ; ils ont rompu les rangs, chacun parlant sa propre langue, ils se sont désunis sous le joug – bref, ils sont devenus des personnalités.
C’est là une des moitiés de la graine dissimulée sous l’écorce de la fable – l’homme seul est sans défense, l’homme isolé près de la chute.
Celui que Dieu veut frapper, il en fait d’abord un individu.
Les romains le formulaient ainsi : les dieux lui ravissent la raison – mais «fou» et «seul» cela revient au même, et c’est pourquoi tout homme seul doit pour finir s’attendre au sort de cet Urian que David envoya aux avant-postes.
BRAND
Bien possible, oui : et après ?
La mort n’est pas un désastre. Et êtes-vous sûr et certain que ces bâtisseurs, pour finir, mus par même langue et même pensée auraient pu faire monter leur tour de Babel jusqu’au ciel ?
LE DOYEN
Au ciel ? Non, justement, impossible qu’elle s’élevât jusqu’au ciel.
C’est là l’autre moitié de la graine dissimulée sous l’écorce de la fable : toute construction est vouée à la chute qui prétend atteindre les étoiles.
BRAND
Jusqu’au ciel pourtant s’éleva l’échelle de Jacob ;
Jusqu’au ciel s’élève l’âme désirante.
LE DOYEN
Par ce bias, oui ! Certainement ! Inutile d’insister sur ce point.
Bien sûr que le ciel est la récompense d’une vie honnête, dans la foi et la prière.
Mais la vie est une chose et la foi une autre ; on fait du tort aux deux à vouloir les mêler – six jours sont consacrés au travail, le septième aux élans du cœur ;
Si l’église était ouverte à la semaine, c’en serait fini du dimanche.
[…]
Il y a là une opposition radicale entre le doyen, qui s’appuye sur la parabole de la tour de Babel, et Brand, qui fait référence à l’échelle de Jacob :
11.1 Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots.
11.2 Comme ils étaient partis de l'orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Schinear, et ils y habitèrent.
11.3 Ils se dirent l'un à l'autre: Allons! faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment.
11.4 Ils dirent encore: Allons! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre.
11.5 L'Éternel descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes.
11.6 Et l'Éternel dit: Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue, et c'est là ce qu'ils ont entrepris; maintenant rien ne les empêcherait de faire tout ce qu'ils auraient projeté.
11.7 Allons! descendons, et là confondons leur langage, afin qu'ils n'entendent plus la langue, les uns des autres.
11.8 Et l'Éternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre; et ils cessèrent de bâtir la ville.
11.9 C'est pourquoi on l'appela du nom de Babel, car c'est là que l'Éternel confondit le langage de toute la terre, et c'est de là que l'Éternel les dispersa sur la face de toute la terre.
28.10 Jacob partit de Beer-Schéba, et s'en alla à Charan.
28.11 Il arriva dans un lieu où il passa la nuit; car le soleil était couché. Il y prit une pierre, dont il fit son chevet, et il se coucha dans ce lieu-là.
28.12 Il eut un songe. Et voici, une échelle était appuyée sur la terre, et son sommet touchait au ciel. Et voici, les anges de Dieu montaient et descendaient par cette échelle.
28.13 Et voici, l'Éternel se tenait au-dessus d'elle; et il dit: Je suis l'Éternel, le Dieu d'Abraham, ton père, et le Dieu d'Isaac. La terre sur laquelle tu es couché, je la donnerai à toi et à ta postérité.
28.14 Ta postérité sera comme la poussière de la terre; tu t'étendras à l'occident et à l'orient, au septentrion et au midi; et toutes les familles de la terre seront bénies en toi et en ta postérité.
28.15 Voici, je suis avec toi, je te garderai partout où tu iras, et je te ramènerai dans ce pays; car je ne t'abandonnerai point, que je n'aie exécuté ce que je te dis.
28.16 Jacob s'éveilla de son sommeil et il dit: Certainement, l'Éternel est en ce lieu, et moi, je ne le savais pas!
28.17 Il eut peur, et dit: Que ce lieu est redoutable! C'est ici la maison de Dieu, c'est ici la porte des cieux!
(Genèse, Bible de Louis Segond 1910)
Construction humaine, vouée à l’échec, lieu du compromis contre oeuvre de Dieu, promesse des cieux, lieu de l’absolu ; c’est peut-être là qu’est la clé de Brand.
17:50 Publié dans Dieu ?, Théatre | Lien permanent | Commentaires (15)
mardi, 12 avril 2005
Pour un oui ou pour un non
H.2 : Oui ou non ?…
H.1 : Ce n’est pourtant pas la même chose…
H.2 : En effet : Oui. Ou non.
H.1 : Oui.
H.2 : Non !
Depuis plusieurs jours grandit la tentation de proposer ici un parallèle entre le referendum relatif au traité établissant une constitution pour l’Europe et l’œuvre de Nathalie Sarraute Pour un oui ou pour un non.
Mon idée première était uniquement, dans une veine ludique, de faire un jeu de mots propice à vous divertir. Etant d’un naturel scrupuleux, j’ai relu la pièce en question – oh ! bien modeste effort : vingt-cinq pages dans mon édition de poche Folio.
Une évidence m’a frappé à cette relecture – «Bon sang, mais c’est bien sûr !» ; de Nathalie Sarraute au commissaire Bourrel, je ne crains pas les grands écarts - : il y a bien d’autres enseignements à tirer de cette confrontation qu’une simple plaisanterie.
Voici un bref résumé pour vous remettre en tête l’intrigue de ce chef d’œuvre :
H.1 cherche à connaître la raison de l’éloignement de son ami H.2. Il insiste, H.2 est réticent, mais il finit par avouer que la cause en est quelques mots prononcés par H.1 alors que H.2 lui avait parlé d’un succès quelconque : «C’est biiien… ça…» un accent mis sur «bien», un suspens avant «ça». L’incompréhension de H.1 est grande, les voisins de H.2, H.3 et F., appelés en tant que témoins, ne comprennent pas plus.
Les rancoeurs et les griefs remontent du passé : H.1 est un poseur qui étale sa réussite et son bonheur, qui ne comprend rien à la vraie vie, H.2 est un «poète», un raté solitaire, un jaloux.
Ils sont dans « deux camps adverses. Deux soldats de deux camps ennemis qui s’affrontent».
Ils voudraient bien rompre, mais il faut «l’autorisation de ceux qui ont le pouvoir de donner ces permissions. Des gens normaux, des gens de bons sens». Et leur désaccord est fondé sur des mots, des intonations. Ils seraient certainement déboutés de leur demande, signalés. «Chacun saura de quoi ils sont capables, de quoi ils peuvent se rendre coupables : ils peuvent rompre pour un oui ou pour un non.»
C’est d’abord la condescendance à son égard que reproche H.2 à H.1. L’autosatisfaction de H.1 exaspère H.2 : ses voyages, sa femme, ses enfants, tout est prétexte pour H.1 à poser devant H.2 et sa petite vie solitaire repliée sur elle même. D’un côté le camp des actifs et des créateurs de vie et de richesse, de l’autre celui des contemplatifs, hypersensibles aux mots, et sur-interprétant les intentions.
Condescendance, autosatisfaction, susceptibilité, surinterprétation, action, repli sur soi…
H.1 partisan du oui, H.2 partisan du non ?
A vous de juger.
H.1 : Pour un oui… ou pour un non ?
un silence
H.2 : Oui ou non ?…
H.1 : Ce n’est pourtant pas la même chose…
H.2 : En effet : Oui. Ou non.
H.1 : Oui.
H.2 : Non !
21:35 Publié dans La vie est vaine et formidable, Théatre | Lien permanent | Commentaires (11)