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samedi, 26 mars 2005
La huitième parole du Christ en croix
En cette période de Semaine sainte, le cérémonial classique de l’église catholique, apostolique et romaine aurait voulu que l’on s’abstint de toute musique instrumentale et profane, interdiction qui fit fleurir les Leçons de ténèbres pour les Mercredi, Jeudi et Vendredi saints rien moins que virtuoses.
Cependant, un amateur de Joseph Haydn m’ayant offert, au mépris des lois et règlements sur le droit de propriété intellectuelle, un CD comportant des Nocturnes pour le roi de Naples, mon esprit vagabond s’est égaré, en ce Samedi saint, du coté des Sieben letzten Worte unseres Erlösers am Kreuze (les sept dernières paroles du Christ en croix).
Pater, dimitte illis ; non enim sciunt quid faciunt. (Luc 23, 34)
Vater, vergib ihnen, denn sie wissen nicht, was sie tun.
Père, pardonne-leur: ils ne savent pas ce qu’ils font.
Amen dico tibi, Hodie mecum eris in paradisio. (Luc 23, 43)
Wahrlich ich sage dir: Heute wirst du mit mir im Paradies sein.
En vérité, je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis.
Mulier ecce filius tuus, [...] Ecce mater tua. (Jean 19, 26-27)
Weib, siehe, das ist dein Sohn. [...] Siehe, das ist deine Mutter.
Femme, voici ton fils, […] Voici ta mère.
Eli, Eli, lema sabachtani ?
Deus meus, Deus meus, ut quid dereliquisti me ?
(Matthieu 27, 46) (Marc 15, 34)
Mein Gott, mein Gott, warum hast du mich verlassen ?
Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as tu abandonné ?
Sitio. (Jean 19, 28)
Mich dürstet.
J’ai soif.
Consummatum est. (Jean 19, 30)
Es ist vollbracht.
C’est achevé.
Pater, in manus tuas commendo spiritum meum. (Luc 23, 46)
Vater, ich befehle meinen Geist in deine Hände.
Père, en tes Mains je remets mon esprit.
Ces adagios sublimes se suffisent à eux-mêmes, naturellement, mais la passion du Christ me ramène inéluctablement à Jean-Sébastien Bach, en l’occurrence aujourd’hui à la Passion selon Saint-Jean.
Dans l’évangile selon Saint-Jean, la dernière parole de Jésus est «Es ist vollbracht», magnifique aria d’alto, plein d’émotion et de drame.
Puis l’évangéliste dit : «Und neiget das Haupt und verschied.»
L’air avec choral qui suit immédiatement est, pour moi, le sommet de l’œuvre, émotionnellement, musicalement, théologiquement peut-être :
Mein teurer Heiland, lass dich fragen,
Da du nunmehr ans Kreuz geschlagen
Und selbst gesagt: Es ist vollbracht,
Bin ich vom Sterben frei gemacht ?
Kann ich durch deine Pein und Sterben
Das Himmelreich ererben ?
Ist aller Welt Erlösung da ?
Du kannst vor Schmerzen zwar nichts sagen;
Doch neigest du das Haupt
Und sprichst stillschweigend: ja.
Ô, mon sauveur puis-je demander,
Maintenant que tu es en croix
Et que tu as dit toi-même «Tout est accompli»
Suis-je libéré de la mort ?
Puis-je par ta souffrance et ton martyre
Accéder au royaume des cieux ?
La rédemption du monde est-elle là ?
La douleur t’empêche de parler,
Mais tu inclines la tête
Et dis par ton silence «Oui»
Ce texte de Brockes, éminemment réthorique, pose la seule question qui vaille, celle du Salut. La voix de basse, symbolisant un ministre de l’Eglise - ainsi que l’écrit Alberto Basso à propos d’un air précédent - , interroge le Christ : Es-tu le Sauveur, ta crucifixion a-t-elle vraiment tout accompli, ressuciterai-je ?
Et Jésus, en inclinant la tête, répond silencieusement Oui; Ja, dans un entrelacement de la voix, du violoncelle et du chœur.
«Oui», la huitième parole du Christ en croix, consolante et silencieuse.
16:10 Publié dans Bach, Dieu ?, Musique | Lien permanent | Commentaires (15)
Commentaires
L'esprit de l'escalier devenu "échelle de Jacob"?
Bien à vous. (en réponse à votre mail du 13/03/2005)
Écrit par : LKL | samedi, 26 mars 2005
Le prosaÎque « J'ai soif » (Jean 19, 28) emporte mon suffrage.
Écrit par : sk†ns | samedi, 26 mars 2005
Christ roman?
Écrit par : Tlön | samedi, 26 mars 2005
Il est que le "j'ai soif" est magnifique.
Écrit par : Tlön | samedi, 26 mars 2005
Christ roman bien sûr (val de Boi en Catalogne)
Écrit par : Philippe | samedi, 26 mars 2005
"Il n'y a jamais eu qu'un seul suicide, et ce fut celui du Christ." (John Donne)
Écrit par : Anaximandrake | samedi, 26 mars 2005
Anaximandrake : tu oublies celui de Gilou.
Sinon, l'expo du Louvre consacrée à la France romane est magnifique — il faut cependant naviguer dans une masse assez compacte de visiteurs âgés, nombreux, lents, mous et malodorants, comme il convient à leur âge.
« L'essentiel n'est pas de vivre, mais de vivre bien ».
Écrit par : sk†ns | dimanche, 27 mars 2005
Comme l'a écrit Haydn à propos de l'œuvre : « Chaque sonate ou parole a reçu dans la musique instrumentale une forme telle qu'elle fait naître l'impression la plus profonde dans l'âme de l'homme le moins éclairé ». Faudrait faire un test sur Joey Star.
Écrit par : sk†ns | dimanche, 27 mars 2005
C'est curieux que tu cites la première occurrence du "ja" (sur les dernières paroles du choeur+ violoncelle), je trouve que celle qui suit, avec le silence sur "schweigend" fait plus forte impression...
Écrit par : zvezdo | lundi, 28 mars 2005
Pour moi, aucun "Ja" ne peut faire plus forte impression que le premier, parce qu'il est le premier.
D'autre part, ce que tu évoques ne serait il pas plutôt l'absence de "Ja", sur le silence qui suit le deuxième "stillschweigend" de la mesure 40 ?
Ce silence est effectivement très fort.
Écrit par : Philippe | lundi, 28 mars 2005
oui c'est exactement ça !
comme je n'ai pas la partition, là, j'en suis réduit à des calculs de pirate à partir de ma radio: le silence de "stillschweigend" est à 4'30"; comme 7' correspondent à une mesure (les trois mesures que tu cites, 36 à 38, vont de 3'57" à 4'18"), 4'30" doit tomber mesure 40. Dieu que c'est lent: il n'ya que 43 mesures au total?
Tout de même, le dernier mot va au "ja" (ce qui a l'air d'enthousiasmer le chanteur de la version Harnoncourt, Anton Scharinger, qui y met un poids certain...)
Écrit par : zvezdo | mardi, 29 mars 2005
j'ai 30 ans, je n'écoute plus jamais de musique classique depuis que j'ai été traumatisé par un prof de piano débile, il y a près de 15 ans
je ne comprend rien à vos histoires d'"absence de "ja" sur le silence qui suit le 2ème stillschweigend"- et je n'ai pas l'impression pour autant d'être un "esprit peu éclairé", pour reprendre la citation méprisante attribuée à Haydn
parfois je retrouve la force d'emprunter un cd à la bibliothèque
j'ai copié la passion selon st jean il y a 3 ans, après avoir parcouru rapidement les différentes plages du disque je suis tombé en arrêt en écoutant "Mein teurer Heiland", que vous citez
la façon dont les paroles "Bin ich vom Sterben frei gemacht ?" sont posées sur cette musique me coupe le souffle, j'ai l'impression que je pourrais l'écouter à l'infini
Écrit par : g | samedi, 06 janvier 2007
Auriez-vous l'amabilité de me dire comment l'on prononce "Brockes"? Un grand merci de me répondre avec l'adresse suivante : gecariot@aol.com
Écrit par : Guyon | samedi, 03 février 2007
Mais je n'en sais rien !
Écrit par : Philippe[s] | lundi, 05 février 2007
A propos de 8e parole du christ en Croix, je donnes en concert avec mon ensemble vocal les 7 paroles du Christ en croix de Haydn. J'aime beaucoup le buste sculpté de Christ qui illustre votre article, au point que voudrais l'utiliser pour le tract du concert. Connaissez-vous (ou vos lecteurs) son origine? La photo est elle libre des droits d'auteur.
Merci de votre réponse.
Écrit par : JD | jeudi, 10 janvier 2008