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mercredi, 27 avril 2005

L'échelle de Jacob


L’esprit de l’escalier fonctionne souvent au cours des spectacles auxquels j’assiste, vous avez déjà pu le constater. C’est ainsi que le commentaire de LKL sur ma note La huitième parole du Christ en croix m’est revenu à l’écoute du dialogue entre le doyen et Brand au cinquième acte de Brand d’Ibsen, vu le samedi 16 avril dernier.

Brand est une pièce étrange, en raison de la difficulté de percevoir, aujourd’hui, ce qu’elle peut nous dire et ce que l’auteur a voulu transmettre, par delà la situation particulière de son époque.
Un texte d’Edward Beyer me semble assez bien résumer l’esprit de l’œuvre, sinon son intrigue :


«Un jour, dans la cathédrale Saint-Pierre, [Ibsen] eut la révélation «avec force et avec clarté de la forme de ce que j’avais à dire», comme il l’écrit, peu après, dans une lettre. Une œuvre qu’il avait commencée devint le poème dramatique Brand, où, non seulement, il laisse des scorpions châtier ses compatriotes pour leur lâcheté et leur parjure, mais où il exprime très nettement le sentiment de vocation, l’éthique de la personnalité et l’idéalisme sans compromis qui font partie de sa nature la plus profonde.
Brand est l’un des individualistes et l’un des idéalistes les plus intransigeants de toute la littérature. Ses exigences, à l’égard des autres comme de lui-même, ont un caractère absolu, très voisin de la rigueur de Sören Kierkegaard. Pour Brand, c’est «tout ou rien», «l’esprit de compromis est Satan». Ce qu’il cherche avant tout c’est la volonté, la volonté de suivre l’appel, la vocation et de tout sacrifier ; lui-même sacrifie sa femme et son enfant quand il estime qu’il le faut, il suit sa voie jusqu’à l’ultime conséquence – jusqu’à l’Eglise de glace. Il est décrit comme une figure idéale et un héros tragique – «moi-même dans les meilleurs moments» dit l’auteur – et ses adversaires sont, pour la plupart, des caricatures. Mais, en face de son moralisme impitoyable, se dresse Agnès, l’épouse chaleureuse et aimante qu’il sacrifie sur l’autel de sa vocation. Et les mots prononcés au moment de sa mort – «Il est le deus caritatis » - peuvent être interprétés de façons bien différentes. Accordent-ils le pardon ou énoncent-ils un jugemrent ?
Par la violence des passions et le profond tragique, l’émouvante descritption des caractères, le puissant symbolisme de la nature et l’art consommé de la versification, Brand se classe parmi les très grandes œuvres de la littérature nordique. La pièce fit sensation quand elle parut et cet effet se prolongea. C’était «comme si elle sondait nos reins et nous nous trouvions à l’intérieur d’une nouvelle religion qui se dressait avec ses impératifs (…). C’était une voix de Savonarole au milieu d’une époque vouée au culte de l’art», devait écrire August Strindberg vingt ans plus tard.»


Passons sur «l’esprit de compromis est Satan» qui réjouira plus d’un partisan du non.
Mais le «moi-même dans les meilleurs moments» d’Ibsen est troublant : Brand est vraiment la personnification de la rigueur et de l’intransigeance, et confronté aux fantômes de son passé, il persiste dans le «tout ou rien». Il referait, de son plein gré, en conscience, le chemin sacrificiel. Même si, au moment ultime, il réclame «lumière et soleil et douceur, le silence paisible d’une église», il est difficilement imaginable de pouvoir s’identifier à lui.
Cependant, Brand est un lesedrama, un drame destiné à être lu. Il est probable que la représentation théatrale, si elle fait gagner en humanité, lui fait perdre une part de sa subtilité. Je réserve donc mon point de vue tant que je n’aurai pas lu le texte, dont je viens de faire l’acquisition.

Revenons au dialogue entre le pasteur Brand et le doyen, qui est son supérieur hiérarchique. Ce dernier lui indique fermement que l’influence qu’il a acquise auprès de la population doit être avant tout mise au service de l’Etat : la vie spirituelle a surtout pour but de renforcer l’ordre public :


LE DOYEN
[…]
Vous accroissez votre devoir : concourir au but que l’Etat assigne à son Eglise.
En tout, il faut suivre une règle, sans quoi le jeu des forces éparses sera comme un poulain indompté brisant les barrières et les haies, outrepassant les bornes.
Il y a dans tout ordre des choses une loi, bien que diversement nommée. En art, elle a pour nom école, et dans notre art militaire, autant qu’il m’en souvienne, le pas cadencé.
Oui, c’est le mot, cher ami ! C’est à cela que tend l’Etat.
Il trouve le pas de course trop rapide ; marquer le pas serait trop peu – un pas égal pour tous, une même cadence pour tous – C’est le but de la méthode !

BRAND
A l’aigle le ruisseau – à l’oie le vertige des nues par-delà les cimes !

LE DOYEN
On n’est pas, Dieu merci, des bêtes – mais, si nous parlons fable et poésie, le mieux est d’ouvrir la Bible.
Elle peut servir à tout ; elle fourmille de la Genèse à l’Apocalypse d’édifiantes paraboles. J’en veux pour mémoire ce projet de la tour de Babel !
Dites où cela les mena ?
Et pourquoi ? Facile à comprendre ; ils ont rompu les rangs, chacun parlant sa propre langue, ils se sont désunis sous le joug – bref, ils sont devenus des personnalités.
C’est une des moitiés de la graine dissimulée sous l’écorce de la fable – l’homme seul est sans défense, l’homme isolé près de la chute.
Celui que Dieu veut frapper, il en fait d’abord un individu.
Les romains le formulaient ainsi : les dieux lui ravissent la raison – mais «fou» et «seul» cela revient au même, et c’est pourquoi tout homme seul doit pour finir s’attendre au sort de cet Urian que David envoya aux avant-postes.

BRAND
Bien possible, oui : et après ?
La mort n’est pas un désastre. Et êtes-vous sûr et certain que ces bâtisseurs, pour finir, mus par même langue et même pensée auraient pu faire monter leur tour de Babel jusqu’au ciel ?

LE DOYEN
Au ciel ? Non, justement, impossible qu’elle s’élevât jusqu’au ciel.
C’est l’autre moitié de la graine dissimulée sous l’écorce de la fable : toute construction est vouée à la chute qui prétend atteindre les étoiles.

BRAND
Jusqu’au ciel pourtant s’éleva l’échelle de Jacob ;
Jusqu’au ciel s’élève l’âme désirante.

LE DOYEN
Par ce bias, oui ! Certainement ! Inutile d’insister sur ce point.
Bien sûr que le ciel est la récompense d’une vie honnête, dans la foi et la prière.
Mais la vie est une chose et la foi une autre ; on fait du tort aux deux à vouloir les mêler – six jours sont consacrés au travail, le septième aux élans du cœur ;
Si l’église était ouverte à la semaine, c’en serait fini du dimanche.
[…]


Il y a là une opposition radicale entre le doyen, qui s’appuye sur la parabole de la tour de Babel, et Brand, qui fait référence à l’échelle de Jacob :


11.1 Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots.
11.2 Comme ils étaient partis de l'orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Schinear, et ils y habitèrent.
11.3 Ils se dirent l'un à l'autre: Allons! faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment.
11.4 Ils dirent encore: Allons! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre.
11.5 L'Éternel descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes.
11.6 Et l'Éternel dit: Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue, et c'est là ce qu'ils ont entrepris; maintenant rien ne les empêcherait de faire tout ce qu'ils auraient projeté.
11.7 Allons! descendons, et là confondons leur langage, afin qu'ils n'entendent plus la langue, les uns des autres.
11.8 Et l'Éternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre; et ils cessèrent de bâtir la ville.
11.9 C'est pourquoi on l'appela du nom de Babel, car c'est là que l'Éternel confondit le langage de toute la terre, et c'est de là que l'Éternel les dispersa sur la face de toute la terre.



28.10 Jacob partit de Beer-Schéba, et s'en alla à Charan.
28.11 Il arriva dans un lieu où il passa la nuit; car le soleil était couché. Il y prit une pierre, dont il fit son chevet, et il se coucha dans ce lieu-là.
28.12 Il eut un songe. Et voici, une échelle était appuyée sur la terre, et son sommet touchait au ciel. Et voici, les anges de Dieu montaient et descendaient par cette échelle.
28.13 Et voici, l'Éternel se tenait au-dessus d'elle; et il dit: Je suis l'Éternel, le Dieu d'Abraham, ton père, et le Dieu d'Isaac. La terre sur laquelle tu es couché, je la donnerai à toi et à ta postérité.
28.14 Ta postérité sera comme la poussière de la terre; tu t'étendras à l'occident et à l'orient, au septentrion et au midi; et toutes les familles de la terre seront bénies en toi et en ta postérité.
28.15 Voici, je suis avec toi, je te garderai partout où tu iras, et je te ramènerai dans ce pays; car je ne t'abandonnerai point, que je n'aie exécuté ce que je te dis.
28.16 Jacob s'éveilla de son sommeil et il dit: Certainement, l'Éternel est en ce lieu, et moi, je ne le savais pas!
28.17 Il eut peur, et dit: Que ce lieu est redoutable! C'est ici la maison de Dieu, c'est ici la porte des cieux!
(Genèse, Bible de Louis Segond 1910)



Construction humaine, vouée à l’échec, lieu du compromis contre oeuvre de Dieu, promesse des cieux, lieu de l’absolu ; c’est peut-être là qu’est la clé de Brand.

Commentaires

La résolution de ces deux paraboles trouve peut être sa résolution en amont du récit biblique.

Caïn l' agriculteur (dont le fils Tubal-Caïn sera l'inventeur des techniques et pères des géants), porte en lui le germe de l'immortalité maudite, de la gnose et surtout de l'impossibilité d'effectuer le sacrifice à la divinité.Sans sacrifice possible ,il n'a pas l'amour de Dieu, reste impur et souffre en subissant son insupportable condition d'errant immortel.

La Création s'oppose à lui, il tente donc de conquérir le Ciel depuis la Terre car sa condition de mortel n'a pas de solution ontologique.Il se désincarne par la technique et la maîtrise de la matière (l'abstraction et le signe). Ces descendants deviennent monstrueux, hors d'echelle comme la tour de Babel.

C'est le prototype de Simon le magicien.

Abel, le pasteur, le nomade . Dieu lui permet de sacrificer (le sang), de l'aimer,de s'abandonner à son amour et donc de se purifier et de rester dans la Parole.

Jacob d'une certaine manière est son successeur, un sacrificateur.

La Création l'aime, il fait donc descendre le Ciel dans la matière pour la réparer (car elle a chuté) en attendant l'accomplissement des prophéties.Il a la foi, n'a pas besoin des techniques pour s'expliquer le monde et tenter de s'affranchir de sa condition de mortel.Pour lui la vie éternelle est la conséquence de sa mort.

C'est le prototype annonciateur du Christ.

question: une société pastorale et nomade comme modèle?

Mais alors pourquoi l'hitoire divine commence-t-elle dans un jardin à deux et finit-elle dans une ville à 144000?

Je ne sais pas si cela est expliqué dans le traité constitutionnel européen...

Le développement est un peu rapide et j 'espère que mon propos est assez clair.

Bien à vous Philippe.

LKL.

Écrit par : LKL | mercredi, 27 avril 2005

Sacrifions à l'esprit qui règne ici.
1) Selon le Midrash, Jacob est invité par Dieu à monter sur l'échelle Mais Jacob n'osa pas le faire, de peur de devoir redescendre. Comme punition de sa désobéissance, ses descendants seraient sous la coupe des quatres puissances ( Babylonie, Médie, Grèce et Edom (Rome) dont il avait vu les "représentants" sous la forme des anges de l'échelle. Toutefois Dieu assure à Jacob la perennité d'Israel.
2) Victor Hugo dans "Ce que dit la bouche d'ombre" in Les Contemplations (Barbey disait qu'il y avait là, les plus mauvais vers jamais écrits; pour ma part je trouve que ça ne manque de force ) croise le mythe de Babel et l'echelle de Jacob.
L'echelle est instrument de connaissance, métaphore du passage d'un règne à l'autre et coup porté à l'orgeuil de l'homme.

"Crois-tu que cette vie énorme, remplissant,
De souffles le feuillage et de lueurs la tête,
Qui va du roc à l'arbre et de l'arbre à la bête,
Et de la pierre à toi monte insensiblement,
S'arrête sur l'abîme à l'homme, escarpement?
Non, elle continue, invicible, admirable,
Entre dans l'invisible et dans l'impondérable,
(...)
Cete échelle apparaît vaguement dans la vie
Et dans la mort. Toujours les justes l'ont gravie:
Jacob en la voyant, et Caton sans la voir."

Mais la vision de l'infini débouche sur une vision de l'enfer, l'échelle devient métaphore de la chute.

"Nous avons, nous voyants du ciel supérieur,
Le spectacle inouï de vos régions basses.
(...)
O châtiment! dédale aux spirales funèbres!
Construction d'en bas qui cherche les ténèbres,
Plonge au-dessous du monde et descend dans la nuit,
Et, Babel renversée, au fond de l'ombre fuit!"

J'avoue beaucoup aimé "Babel renversé"

Ps: le texte d'Hugo est disponible sur le net, et avec tout ça j'ai raté le match de foot.

Écrit par : Tlön | jeudi, 28 avril 2005

Un stade de Foot ne ressemble-t-il pas à une tour creuse et reversée, où se disputent des Dieux en short au fond d'un abîme de compétition, sous les hurlements d'Archontes et d'Eons en délire sponsorisé ?

C'est dantesque de voir le cul du diable avec des chaussures à crampons.

Tout se perd, même le Pandémonium.

Écrit par : LKL qui gamberge. | jeudi, 28 avril 2005

Vision pour le moins prosaïque du football… Le jeu, mon cher, le jeu.

Écrit par : sk†ns | jeudi, 05 mai 2005

Je m'incline devant le connaisseur.

Écrit par : LKL | vendredi, 06 mai 2005

Ne jamais se pencher pas trop bas…

Écrit par : sk†ns | vendredi, 06 mai 2005

Troisième mi-temps.

Écrit par : LKL. | vendredi, 06 mai 2005

Merci à LKL et Tlön pour leurs premiers commentaires.

Écrit par : Philippe[s] | vendredi, 06 mai 2005

Nous avons manifestement été frappés par les mêmes problèmes.
Comment interpréter Brand ? Parallèlement, où se place Ibsen par rapport aux enjeux de son oeuvre ? A quoi tout cela nous renvoie-t-il précisément ?

J'ai également été ébranlé par cette découverte (
http://operacritiques.free.fr/dotclear/?2005/05/01/11-brand-ibsen-et-ses-effets pour les détails)

Décidément, il faudra que je me plonge dans un billet sur le texte lui-même, c'est sans fond.

David - brûlé

Écrit par : DavidLeMarrec | mercredi, 18 mai 2005

le nouveau roi dans le monde.

Écrit par : Sisoho | jeudi, 27 octobre 2005

le nouveau roi dans le monde
entier.

Écrit par : Sisoho | jeudi, 27 octobre 2005

La gravure représentant "l’ echelle de Jacob " se retrouve dans le film « La fiancée du pirate » de Nelly Kaplan. (1969).Quelles sont les références de cette gravure ? Nom du graveur ? Date de la gravure ?

Dans le film de Nelly Kaplan ,Marie (Bernadette Lafont) veut apparemment faire passer le message d’un manque de communication entre les individus…entre les hommes et les femmes…

André veut d’abord offrir un téléphone à Marie
André -Il faut demander une ligne aux PTT
Marie –C’est pas drôle
André- Un magnétophone à piles,pas besoin de la brancher…

Dans la cabane de Marie on voit l’affiche « l’échelle de Jacob » ,et en dessous une affichette avec trois fois NON dans un rectangle rouge…

Marie tient le Magnétophone sur la poitrine entre entre une avis de recherche wanted représentant Julien et l’affiche « L’échelle de Jacob »

Écrit par : frydman Charles | lundi, 17 avril 2006

L'enluminure représentant l'Echelle de Jacob est tirée des "Chants royaux sur la Conception couronnée du Puy de Rouen" (1519-1528 - Paris, BNF, Mss, Fr. 1537)

Écrit par : Philippe[s] | mercredi, 19 avril 2006

Philippe

L'enluminure dont vous donnez les réferences est la deuxième représentée plus haut...

J'aimerais les référence de la première gravure représentée ,juste sous le texte suivant:
"Il y a là une opposition radicale entre le doyen, qui s’appuye sur la parabole de la tour de Babel, et Brand, qui fait référence à l’échelle de Jacob :"

Elle fait plus penser à la tour de babel qu'à l'echelle de Jacob....C'est celle que l'on voit en fait dans le film "la fianceée du pirate".Merci...

Écrit par : Frydman Charles | jeudi, 20 avril 2006

Je viens de trouver l'information sur internet:
Il s'agit d'un tableau du Duc de Bredford.
La tour de Babel
1423-41 28
British Library,London

Écrit par : frydman charles | vendredi, 21 avril 2006