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dimanche, 12 février 2006

Traces, empreintes

Depuis mon installation à Chartres, j'éprouve un sentiment que j'avais oublié à Bordeaux.
[Un des intérêts de ce blogue aura été de me permettre de mettre des mots sur nombre de ces sensations diffuses, même si peu de notes, in fine, auront été écrites, et encore moins publiées].
Tous les matins, tous les soirs, plusieurs fois dans la journée, selon mes déplacements, depuis la fenêtre de mon bureau, depuis celle de mon studio, je la vois.
La cathédrale.


Et cette présence quotidienne, cette omniprésence, me la rend familière, peu à peu, comme à Strasbourg elle le fût durant plusieurs années.
[Mes lecteurs les plus assidus savent qu'il n'est pas question ici de religion, quoiqu'il faudra bien que je me décide à relater le jour où, à Vézelay (Vézelay, Vézelay, Vézelay !)...]
Il ne fait guère de doute que ces édifices ont concentré, à certaines époques, l'ingéniosité, le savoir-faire, l'intelligence, la foi des hommes, tout en n'occultant pas les souffrances et les sacrifices que les chantiers ont engendrés.
Comment ces milliers d'âmes qui se sont tournées vers ces églises, dans la prière, dans l'espoir, ou dans la haine et le ressentiment, n'auraient elles pas laissé une trace, une empreinte sur les pierres, qui nous les restituent aujourd'hui, pour peu que l'on soit sensible aux ombres du passé.
Pour moi, il est certain que seul le passage des jours et des nuits (quoique l'éclairage a giorno des monuments nuise grandement à leur mystère), des heures claires et des heures sombres, du soleil et des nuages, de la brume et de la bruine, permet une véritable perception, en profondeur, des ombres, des traces et des empreintes.
Et je suis heureux que ce séjour chartrain, quoiqu'il me coûte d'autre part pour le moment, me permette de renouer avec ce sentiment de familiarité et communion avec un haut lieu de notre civilisation (pas de demie mesure dans la grandiloquence), et de m'en sentir, modestement, et temporairement, un héritier.

mercredi, 08 juin 2005

Corps présent - Corps absent


Je poursuis la lecture de Noli me tangere de Jean-Luc Nancy. Celle-ci ouvre de nombreuses perspectives intéressantes, et la réflexion ralentit la progression dans cet ouvrage pourtant mince.
Ainsi, l’auteur décrit, au début du premier chapître, le paradoxe fondamental de la scène de l’apparition à Marie-Madeleine, en particulier dans le Ne me touche pas


D’une certaine façon, […], le christianisme aura été l’invention de la religion de la touche, du sensible, de la présence immédiate au corps et au cœur. A ce titre, la scène du Noli me tangere serait une exception, un hapax théologique. Ou bien, elle demanderait de penser ensemble, sur un mode oxymorique ou paradoxal, les deux paroles «Hoc est corpus meum» et «Noli me tangere» : et c’est peut-être en effet exactement de ce paradoxe qu’il s’agit.
[…] ici, le Christ écarte expressément le toucher de son corps ressuscité. A aucun autre moment Jésus n’a interdit ni refusé qu’on le touche


Pour abonder dans le sens d’une religion du sensible, je pense qu’il serait intéressant de dénombrer les épisodes où le corps du Christ est touché, mais je n’en ai ni le temps, ni le savoir suffisant, et cela a dû déjà être fait, probablement.

En revanche l’association sur le mode de l’oxymore de la Cène et de l’apparition à Marie-Madeleine me laisse perplexe.

Pendant qu'ils mangeaient, Jésus prit du pain; et, après avoir rendu grâces, il le rompit, et le donna aux disciples, en disant: Prenez, mangez, ceci est mon corps.
Il prit ensuite une coupe; et, après avoir rendu grâces, il la leur donna, en disant: Buvez-en tous;
car ceci est mon sang, le sang de l'alliance, qui est répandu pour plusieurs, pour la rémission des péchés
(Matthieu XXVI 26-28, Bible de Segond 1910)



Les questions de présence et d’absence sont en effet au cœur des deux passages, de façon complémentaire plutôt que paradoxale me semble-t-il.

Ici, le corps du Christ ressuscité est physiquement présent. Mais dans le même temps, dans le même mouvement, Noli me tangere, Jésus signifie son absence au monde, son départ vers son Père.
Là, par son geste, Prenez, mangez, ceci est mon corps, le Christ indique que, malgré son absence physique, il sera spirituellement et réellement présent dans l’Eucharistie, creuset fondamental de l’église chrétienne.

Présence absente, absence présente, l’oxymore n’est qu’apparent. En miroir, en écho à la Cène, l’apparition à Marie-Madeleine prend sa véritable dimension, et l’on s’étonne moins de l’intérêt qu’y ont porté de nombreux artistes.

Mais je ne suis ni fidèle ni croyant, et je ne vous ai fait part là que de mes modestes réflexions qui n’ont rien de théologiques, mais tout de littéraires.

mercredi, 27 avril 2005

L'échelle de Jacob


L’esprit de l’escalier fonctionne souvent au cours des spectacles auxquels j’assiste, vous avez déjà pu le constater. C’est ainsi que le commentaire de LKL sur ma note La huitième parole du Christ en croix m’est revenu à l’écoute du dialogue entre le doyen et Brand au cinquième acte de Brand d’Ibsen, vu le samedi 16 avril dernier.

Brand est une pièce étrange, en raison de la difficulté de percevoir, aujourd’hui, ce qu’elle peut nous dire et ce que l’auteur a voulu transmettre, par delà la situation particulière de son époque.
Un texte d’Edward Beyer me semble assez bien résumer l’esprit de l’œuvre, sinon son intrigue :


«Un jour, dans la cathédrale Saint-Pierre, [Ibsen] eut la révélation «avec force et avec clarté de la forme de ce que j’avais à dire», comme il l’écrit, peu après, dans une lettre. Une œuvre qu’il avait commencée devint le poème dramatique Brand, où, non seulement, il laisse des scorpions châtier ses compatriotes pour leur lâcheté et leur parjure, mais où il exprime très nettement le sentiment de vocation, l’éthique de la personnalité et l’idéalisme sans compromis qui font partie de sa nature la plus profonde.
Brand est l’un des individualistes et l’un des idéalistes les plus intransigeants de toute la littérature. Ses exigences, à l’égard des autres comme de lui-même, ont un caractère absolu, très voisin de la rigueur de Sören Kierkegaard. Pour Brand, c’est «tout ou rien», «l’esprit de compromis est Satan». Ce qu’il cherche avant tout c’est la volonté, la volonté de suivre l’appel, la vocation et de tout sacrifier ; lui-même sacrifie sa femme et son enfant quand il estime qu’il le faut, il suit sa voie jusqu’à l’ultime conséquence – jusqu’à l’Eglise de glace. Il est décrit comme une figure idéale et un héros tragique – «moi-même dans les meilleurs moments» dit l’auteur – et ses adversaires sont, pour la plupart, des caricatures. Mais, en face de son moralisme impitoyable, se dresse Agnès, l’épouse chaleureuse et aimante qu’il sacrifie sur l’autel de sa vocation. Et les mots prononcés au moment de sa mort – «Il est le deus caritatis » - peuvent être interprétés de façons bien différentes. Accordent-ils le pardon ou énoncent-ils un jugemrent ?
Par la violence des passions et le profond tragique, l’émouvante descritption des caractères, le puissant symbolisme de la nature et l’art consommé de la versification, Brand se classe parmi les très grandes œuvres de la littérature nordique. La pièce fit sensation quand elle parut et cet effet se prolongea. C’était «comme si elle sondait nos reins et nous nous trouvions à l’intérieur d’une nouvelle religion qui se dressait avec ses impératifs (…). C’était une voix de Savonarole au milieu d’une époque vouée au culte de l’art», devait écrire August Strindberg vingt ans plus tard.»


Passons sur «l’esprit de compromis est Satan» qui réjouira plus d’un partisan du non.
Mais le «moi-même dans les meilleurs moments» d’Ibsen est troublant : Brand est vraiment la personnification de la rigueur et de l’intransigeance, et confronté aux fantômes de son passé, il persiste dans le «tout ou rien». Il referait, de son plein gré, en conscience, le chemin sacrificiel. Même si, au moment ultime, il réclame «lumière et soleil et douceur, le silence paisible d’une église», il est difficilement imaginable de pouvoir s’identifier à lui.
Cependant, Brand est un lesedrama, un drame destiné à être lu. Il est probable que la représentation théatrale, si elle fait gagner en humanité, lui fait perdre une part de sa subtilité. Je réserve donc mon point de vue tant que je n’aurai pas lu le texte, dont je viens de faire l’acquisition.

Revenons au dialogue entre le pasteur Brand et le doyen, qui est son supérieur hiérarchique. Ce dernier lui indique fermement que l’influence qu’il a acquise auprès de la population doit être avant tout mise au service de l’Etat : la vie spirituelle a surtout pour but de renforcer l’ordre public :


LE DOYEN
[…]
Vous accroissez votre devoir : concourir au but que l’Etat assigne à son Eglise.
En tout, il faut suivre une règle, sans quoi le jeu des forces éparses sera comme un poulain indompté brisant les barrières et les haies, outrepassant les bornes.
Il y a dans tout ordre des choses une loi, bien que diversement nommée. En art, elle a pour nom école, et dans notre art militaire, autant qu’il m’en souvienne, le pas cadencé.
Oui, c’est le mot, cher ami ! C’est à cela que tend l’Etat.
Il trouve le pas de course trop rapide ; marquer le pas serait trop peu – un pas égal pour tous, une même cadence pour tous – C’est le but de la méthode !

BRAND
A l’aigle le ruisseau – à l’oie le vertige des nues par-delà les cimes !

LE DOYEN
On n’est pas, Dieu merci, des bêtes – mais, si nous parlons fable et poésie, le mieux est d’ouvrir la Bible.
Elle peut servir à tout ; elle fourmille de la Genèse à l’Apocalypse d’édifiantes paraboles. J’en veux pour mémoire ce projet de la tour de Babel !
Dites où cela les mena ?
Et pourquoi ? Facile à comprendre ; ils ont rompu les rangs, chacun parlant sa propre langue, ils se sont désunis sous le joug – bref, ils sont devenus des personnalités.
C’est une des moitiés de la graine dissimulée sous l’écorce de la fable – l’homme seul est sans défense, l’homme isolé près de la chute.
Celui que Dieu veut frapper, il en fait d’abord un individu.
Les romains le formulaient ainsi : les dieux lui ravissent la raison – mais «fou» et «seul» cela revient au même, et c’est pourquoi tout homme seul doit pour finir s’attendre au sort de cet Urian que David envoya aux avant-postes.

BRAND
Bien possible, oui : et après ?
La mort n’est pas un désastre. Et êtes-vous sûr et certain que ces bâtisseurs, pour finir, mus par même langue et même pensée auraient pu faire monter leur tour de Babel jusqu’au ciel ?

LE DOYEN
Au ciel ? Non, justement, impossible qu’elle s’élevât jusqu’au ciel.
C’est l’autre moitié de la graine dissimulée sous l’écorce de la fable : toute construction est vouée à la chute qui prétend atteindre les étoiles.

BRAND
Jusqu’au ciel pourtant s’éleva l’échelle de Jacob ;
Jusqu’au ciel s’élève l’âme désirante.

LE DOYEN
Par ce bias, oui ! Certainement ! Inutile d’insister sur ce point.
Bien sûr que le ciel est la récompense d’une vie honnête, dans la foi et la prière.
Mais la vie est une chose et la foi une autre ; on fait du tort aux deux à vouloir les mêler – six jours sont consacrés au travail, le septième aux élans du cœur ;
Si l’église était ouverte à la semaine, c’en serait fini du dimanche.
[…]


Il y a là une opposition radicale entre le doyen, qui s’appuye sur la parabole de la tour de Babel, et Brand, qui fait référence à l’échelle de Jacob :


11.1 Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots.
11.2 Comme ils étaient partis de l'orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Schinear, et ils y habitèrent.
11.3 Ils se dirent l'un à l'autre: Allons! faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment.
11.4 Ils dirent encore: Allons! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre.
11.5 L'Éternel descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes.
11.6 Et l'Éternel dit: Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue, et c'est là ce qu'ils ont entrepris; maintenant rien ne les empêcherait de faire tout ce qu'ils auraient projeté.
11.7 Allons! descendons, et là confondons leur langage, afin qu'ils n'entendent plus la langue, les uns des autres.
11.8 Et l'Éternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre; et ils cessèrent de bâtir la ville.
11.9 C'est pourquoi on l'appela du nom de Babel, car c'est là que l'Éternel confondit le langage de toute la terre, et c'est de là que l'Éternel les dispersa sur la face de toute la terre.



28.10 Jacob partit de Beer-Schéba, et s'en alla à Charan.
28.11 Il arriva dans un lieu où il passa la nuit; car le soleil était couché. Il y prit une pierre, dont il fit son chevet, et il se coucha dans ce lieu-là.
28.12 Il eut un songe. Et voici, une échelle était appuyée sur la terre, et son sommet touchait au ciel. Et voici, les anges de Dieu montaient et descendaient par cette échelle.
28.13 Et voici, l'Éternel se tenait au-dessus d'elle; et il dit: Je suis l'Éternel, le Dieu d'Abraham, ton père, et le Dieu d'Isaac. La terre sur laquelle tu es couché, je la donnerai à toi et à ta postérité.
28.14 Ta postérité sera comme la poussière de la terre; tu t'étendras à l'occident et à l'orient, au septentrion et au midi; et toutes les familles de la terre seront bénies en toi et en ta postérité.
28.15 Voici, je suis avec toi, je te garderai partout où tu iras, et je te ramènerai dans ce pays; car je ne t'abandonnerai point, que je n'aie exécuté ce que je te dis.
28.16 Jacob s'éveilla de son sommeil et il dit: Certainement, l'Éternel est en ce lieu, et moi, je ne le savais pas!
28.17 Il eut peur, et dit: Que ce lieu est redoutable! C'est ici la maison de Dieu, c'est ici la porte des cieux!
(Genèse, Bible de Louis Segond 1910)



Construction humaine, vouée à l’échec, lieu du compromis contre oeuvre de Dieu, promesse des cieux, lieu de l’absolu ; c’est peut-être là qu’est la clé de Brand.

dimanche, 03 avril 2005

Question - Réponse


J’ai assisté, jeudi soir dernier, au Café Pompier, à une projection de Pork and Milk, de Valérie Mréjen.

Dès le générique, un court texte explique le sujet : en Israël, des hommes et quelques femmes ayant quitté leur milieu ultra-orthodoxe juif et ses règles rigoureuses témoignent en plans fixes.












Il s’agit là d’un objet hybride (ce sont les plus intéressants) : ni un pur documentaire, ni une fiction véritable.
A bien des égards, Valérie Mréjen se situe dans le droit fil de ses Portraits filmés, et met en scène ses interlocuteurs, qui deviennent les interprètes de leur propre vie : travail préparatoire (sans aller ici jusqu’à la répétition), sélection des propos, choix des lieux et des cadrages.
Des évolutions sensibles se font jour, naturellement : moins de concision, plus de respiration, un fil conducteur plus apparent, une utilisation différente des temps morts, des silences.

Dans Pork and Milk il n’y a aucune morale, aucun psychlogisme, aucun militantisme ; il y est question de retenue, d’empathie, de respect pour celui qui s’exprime et pour celui qui regarde.



Vous aurez compris que j’apprécie le travail de Valérie Mréjen, cependant je voudrais vous faire partager la perplexité dans laquelle m’a plongé une phrase du propos liminaire, que je retranscris de mémoire :

«En hébreu, devenir religieux se dit littéralement aller vers la réponse. Quitter la religion se dit aller vers la question»


Dans son bloch-notes, Muriel Bloch semble émettre un doute sur la justesse de la traduction (Bonnes questions). [Add.: ses doutes sont infondés, m'indique Valérie Mréjen.]
Sans aller jusque là – je n’en nullement les compétences – j’aurais souhaiter plus de précisions sur les sources de ce texte. [Add.: En hébreu, "hozer betchouva" (hozer = aller / be = vers, à /tchouva = réponse) est employée par les religieux eux-mêmes. L'expression "hozer besheila" (aller vers la question) a été formée par similitude.]

Un des témoignages en confirme la véracité, en rapportant le conseil d’étudier le Talmud non pour trouver la réponse à une question, mais pour faire disparaître le besoin de poser la dite question.

Les aphorismes lapidaires ont souvent une grande séduction ; celui-là n’échappe pas à la règle et est propice à de réjouissants développements – pour l’athée que je suis encore – sur le refuge sécurisant que constitue la religion pour la plupart des croyants.
Mais c’est quand même faire bien peu de cas de siècles d’exégèse des textes sacrés qui ont produit nombre de questionnements (certes aussi nombre de réponses).

Or, les récits recueillis – choisis plus exactement – par Valérie Mréjen témoignent plus d’un rejet de règles de vie quotidienne absurdes, de la rupture avec un milieu rigide et des déchirements subséquents, que d’un passage de la religion à la laïcité avec tout ce qu’il peut entraîner comme interrogations et remises en questions. Je note en passant que le terme de laïcité est particulièrement propice à des impasses dans la communication dans le contexte israélien.


En conséquence, cet exergue me semble bien mal résumer le sens, l'esprit, la portée de Pork and Milk, en y introduisant un point de vue quasi militant totalement absent du corps de l’œuvre.

samedi, 26 mars 2005

La huitième parole du Christ en croix


En cette période de Semaine sainte, le cérémonial classique de l’église catholique, apostolique et romaine aurait voulu que l’on s’abstint de toute musique instrumentale et profane, interdiction qui fit fleurir les Leçons de ténèbres pour les Mercredi, Jeudi et Vendredi saints rien moins que virtuoses.

Cependant, un amateur de Joseph Haydn m’ayant offert, au mépris des lois et règlements sur le droit de propriété intellectuelle, un CD comportant des Nocturnes pour le roi de Naples, mon esprit vagabond s’est égaré, en ce Samedi saint, du coté des Sieben letzten Worte unseres Erlösers am Kreuze (les sept dernières paroles du Christ en croix).

Pater, dimitte illis ; non enim sciunt quid faciunt. (Luc 23, 34)
Vater, vergib ihnen, denn sie wissen nicht, was sie tun.
Père, pardonne-leur: ils ne savent pas ce qu’ils font.

Amen dico tibi, Hodie mecum eris in paradisio. (Luc 23, 43)
Wahrlich ich sage dir: Heute wirst du mit mir im Paradies sein.
En vérité, je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis.

Mulier ecce filius tuus, [...] Ecce mater tua. (Jean 19, 26-27)
Weib, siehe, das ist dein Sohn. [...] Siehe, das ist deine Mutter.
Femme, voici ton fils, […] Voici ta mère.

Eli, Eli, lema sabachtani ?
Deus meus, Deus meus, ut quid dereliquisti me ?
(Matthieu 27, 46) (Marc 15, 34)
Mein Gott, mein Gott, warum hast du mich verlassen ?
Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as tu abandonné ?

Sitio. (Jean 19, 28)
Mich dürstet.
J’ai soif.

Consummatum est. (Jean 19, 30)
Es ist vollbracht.
C’est achevé.

Pater, in manus tuas commendo spiritum meum. (Luc 23, 46)
Vater, ich befehle meinen Geist in deine Hände.
Père, en tes Mains je remets mon esprit.



Ces adagios sublimes se suffisent à eux-mêmes, naturellement, mais la passion du Christ me ramène inéluctablement à Jean-Sébastien Bach, en l’occurrence aujourd’hui à la Passion selon Saint-Jean.

Dans l’évangile selon Saint-Jean, la dernière parole de Jésus est «Es ist vollbracht», magnifique aria d’alto, plein d’émotion et de drame.
Puis l’évangéliste dit : «Und neiget das Haupt und verschied.»

L’air avec choral qui suit immédiatement est, pour moi, le sommet de l’œuvre, émotionnellement, musicalement, théologiquement peut-être :

Mein teurer Heiland, lass dich fragen,
Da du nunmehr ans Kreuz geschlagen
Und selbst gesagt: Es ist vollbracht,
Bin ich vom Sterben frei gemacht ?
Kann ich durch deine Pein und Sterben
Das Himmelreich ererben ?
Ist aller Welt Erlösung da ?
Du kannst vor Schmerzen zwar nichts sagen;
Doch neigest du das Haupt
Und sprichst stillschweigend: ja.



Ô, mon sauveur puis-je demander,
Maintenant que tu es en croix
Et que tu as dit toi-même «Tout est accompli»
Suis-je libéré de la mort ?
Puis-je par ta souffrance et ton martyre
Accéder au royaume des cieux ?
La rédemption du monde est-elle là ?
La douleur t’empêche de parler,
Mais tu inclines la tête
Et dis par ton silence «Oui»


Ce texte de Brockes, éminemment réthorique, pose la seule question qui vaille, celle du Salut. La voix de basse, symbolisant un ministre de l’Eglise - ainsi que l’écrit Alberto Basso à propos d’un air précédent - , interroge le Christ : Es-tu le Sauveur, ta crucifixion a-t-elle vraiment tout accompli, ressuciterai-je ?


Et Jésus, en inclinant la tête, répond silencieusement Oui; Ja, dans un entrelacement de la voix, du violoncelle et du chœur.

«Oui», la huitième parole du Christ en croix, consolante et silencieuse.

vendredi, 11 mars 2005

Ce Christ n'est pas catholique


Récemment, les rapports entre sacré et profane ont fait l’actualité sur les blogs que je fréquente (ici, , ou encore , et je rajoute ceci). La concordance des formes, plus encore que leur permanence, y est pour beaucoup.
Je ne souhaite pas entrer dans ces querelles byzantines, pour l’essentiel sémantiques, mais simplement exposer les réflexions qu’elles ont entraînées dans mon escalier.

Le caractère profane de nombreuses œuvres à sujet religieux, conçues initialement comme objets du culte, est souvent mis en avant pour justifier le caractère sacré d’œuvres profanes. L’exemple le plus cité est l'Extase de Sainte-Thérèse du Bernin (chapelle Cornaro, Santa Maria della Vittoria, Rome).


Mais cette œuvre est elle vraiment profane ? Certes, le Bernin a, peut être, pour modèle une extase amoureuse, mais son discours est clair et s’inscrit parfaitement dans la rhétorique baroque de la contre-réforme, bien qu’il puisse y avoir là, comme ailleurs, une tentation du détournement, tant les sentiments des saints, des saintes et des prophètes, des apôtres, du Christ ou de Dieu lui-même peuvent paraître humains, trop humains.

Alors, y a-t-il des œuvres sacrées profanes ?

Je dois d’emblée, avant de continuer, déclarer ma dette à l'égard de PZ, qui m’a incité à la lecture d’André Suarès.
Le Condottiere en voyage vers Venise séjourne à Bâle, qui le séduit grandement (ce ne sera pas le cas de toutes les villes d’Italie, loin de là), et visite bien évidemment le Kunstmuseum. Il décrit l’impression qu’il retire de la vision du Christ mort de Holbein le Jeune.


«Le Christ mort est une oeuvre terrible.
C'est le cadavre en sa froide horreur, et rien de plus. Il est seul. Ni amis, ni parents, ni disciples. Il est seul abandonné au peuple immonde qui déjà grouille en lui, qui l'assiège et le goûte, invisible.
Il est des Crucifiés lamentables, hideux et repoussants. Celui de Grunwaldt, à Colmar, pourrit sur la croix ; mais il est droit, couché haut sur l'espace qu'il sépare d'un signe sublime, ce signe qui évoque à lui seul l'amour et la pitié du genre humain. Et il n'est pas dans l'abandon : à ses pieds, on le pleure; on croit en lui. Son horreur même n'est pas sensible pour tant d'amour qui la veille. Sa putréfaction n'est pas sentie. On adore son supplice, on vénère ses souffrances. On ne lamente pas sa déchéance et sa décomposition.
Le Christ d'Holbein est sans espoir. Il est couché à même la pierre et le tombeau. Il attend l'injure de la terre. La prison suprême l'écrase. Il ne pourrait pas se dresser. Il ne saurait même pas lever la main ni la tête : la paroi le rejetterait. Il est dans la mort de tout son long. Il se putréfie. C'est un supplicié, et rien de plus, vous dis-je. Il n'est pas seulement soumis à la loi de la nature, comme tous : Il n'est livré qu'à elle. Et s'il y a eu une âme dans ce corps, la mort l'insulte.


Je cherche à lire dans la pensée de ce dur Holbein. Qu'il ait été le peintre des Réformés, on le sait, depuis l'aimable Mélanchton jusqu'à Henri VIII, le monstrueux Trimalcion de la théologie et de la royauté. Certes Holbein tient pour Luther plus que pour Rome. Mais en secret il est contre toute église. Le profil aigu d'Érasme, ce scalpel à tailler les croyances en minces lanières, ne doit pas lui suffire. L'idée d'Holbein est bien plus forte, d'une violence assurée et cruelle. Point d'ironie, mais un sarcasme meurtrier : la négation glacée, et non le doute.
Holbein me donne à croire qu'il est un athée accompli. Ils sont très rares. Le Christ de Bâle me le prouve : il n'y a là ni amour, ni un reste de respect. Cette œuvre robuste et nue respire une dérision calme : voilà ce que c'est que votre Dieu, quelques heures après sa mort, dans le caveau ! Voilà celui qui ressuscite les morts ! »

Rappelons aussi les paroles de Dostoïevski - «Ce tableau peut faire perdre la foi».

Niant la nature divine de Jésus et sa résurrection, ce Christ mort est plus que profane, il est profanateur.

Sacré profane


Vendredi Saint à Valentano (Italie): procession du Christ mort