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lundi, 25 avril 2005

Namenlos


Jeudi soir dernier, au milieu du deuxième acte de Tristan und Isolde (un Tristan sans Isolde, malheureusement, mais où l’on vît que l’absence de mise en scène n’est guère un manque), je fus littéralement frappé par ce mot prononcé par les deux héros lors de leur duo d’amour : Namenlos.

Absence de nom ?


Si les questions toponymique et topographique sont pour moi proches du fétiche, la question patronymique me passionne moins, et l’intérêt que j’y porte est pour l’essentiel dû à ce que j’en lis chez Renaud Camus. En particulier, celui-ci évoque à maintes reprises Ulysse dans la caverne de Polyphème.
Voilà le point de départ de ma réflexion en colimaçon :


Ulysse et ses compagnons sont retenus par le Cyclope Polyphème, berger et anthropophage. Pour s’enfuir, Ulysse va commencer par enivrer Polyphème. Celui-ci lui demande son nom :
«- Kyklôps, tu me demandes mon nom illustre. Je te le dirai, et tu me feras le présent hospitalier que tu m’as promis. Mon nom est Personne. Mon père et ma mère et tous mes compagnons me nomment Personne.
Je parlai ainsi, et, dans son âme farouche, il me répondit :
- Je mangerai Personne après tous ses compagnons, tous les autres avant lui. Ceci sera le présent hospitalier que je te ferai.»
Profitant du sommeil alcoolique du Cyclope, Ulysse lui crève son œil unique, provoquant sa fureur et des cris de douleur. Les compagnons de Polyphème s’inquiètent :
«- Pourquoi, Polyphèmos, pousses-tu de telles clameurs dans la nuit divine et nous reveilles-tu ? Souffres-tu ? Quelque mortel a-t-il enlevé tes brebis ! Quelqu’un veut-il te tuer par force ou par ruse ?
Et le robuste Polyphèmos leur répondit du fond de son antre :
- O mes amis, qui me tue par ruse et non par force ? Personne.
Et ils lui répondirent en paroles ailées :
- Certes, nul ne peut te faire violence, puisque tu es seul. On ne peut échapper aux maux qu’envoie le grand Zeus. Supplie ton père, le roi Poseidaôn.
Ils parlèrent ainsi et s’en allèrent. Et mon cher cœur rit, parce que mon nom les avait trompés, ainsi que ma ruse irréprochable. »
(traduction Leconte de Lisle)



Ainsi, Ulysse, en abandonnant son nom et ses origines, réussit-il à se sauver. Mais cet abandon n’est que temporaire. Après s’être échappés en se dissimulant parmi les brebis du troupeau de Polyphème, Ulysse et ses comparses continueront leur Odyssée, et le roi d’Ithaque retrouvera sa patrie, sa famille, ses origines, son nom. Au fond, la perte du nom n'était qu’une ruse - et demeure une source de jeux de mots inépuisable -, mais ne fut qu’une péripétie dans son voyage.

L’aveu par Lohengrin de son nom et de sa filiation eut des conséquences bien plus fâcheuses :


Ortrud et Telramund, qui convoite le titre de duc de Brabant, accusent Elsa d'avoir fait disparaître son jeune frère Godefroi, héritier légitime du duché. Le roi Henri 1er décide de soumettre le différend au jugement de Dieu. Elsa rêve au champion qui la défendra et auquel elle accorde par avance sa main. Alors, apparaît sur la rivière un cygne portant un chevalier qui s'offre à servir Elsa à condition qu'elle ne lui demande jamais qui il est, ni d'où il vient.
Nie sollst du mich befragen, noch Wissens Sorge tragen, woher ich kam der Fahrt, noch wie mein Nam’ und Art!

Le Mystère du nom.

Le chevalier au cygne vainc Telramund, mais lui laisse la vie sauve.
Ortrud et Telramund, voyant tout le parti qu’ils peuvent tirer du mystère du nom inconnu, intriguent auprès d’Elsa pour instiller en elle le doute sur l'ampleur des méfaits qui interdiraient le dévoilement de l'identité du preux chevalier.
Tant et si bien qu’Elsa finit par poser la question fatidique. Le chevalier dévoile alors son identité : il est Lohengrin chevalier de Montsalvat, où se dresse le temple du Saint-Graal, et fils de Parsifal, roi de cette contrée lointaine.
Vom Gral ward ich zu euch daher gesandt:
mein Vater Parzival trägt seine Krone,
sein Ritter ich - bin Lohengrin genannt

Il doit désormais repartir, le pouvoir conféré par le Graal n’agissant que dans la mesure où le secret de son origine en est gardé. Pour entraîner l’embarcation dans laquelle est monté Lohengrin, une colombe a remplacé le cygne, celui-ci étant redevenu Godefroi après que le sortilège d’Ortrud a été brisé. Devant le départ définitif de son époux, Elsa meurt dans les bras de son frère.


L’anonymat de Lohengrin lui permettait de bénéficier de la force procurée par le Graal, et il pouvait ainsi, après l’avoir sauvée, rester l’époux d’Elsa. L’aveu de son nom et de l’origine de son pouvoir l’oblige à la quitter et à retourner à Montsalvat.
Comme Ulysse, ayant retrouvé son patronyme, il rejoint sa patrie, après avoir vaincu les Dieux anciens en digne serviteur du Graal ; mais contrairement au héros grec, il laisse son épouse derrière lui, qui ne survit pas à ce départ. Que trouvera-t-il au bout de son périple ?


Tout autre est l’abandon du nom, des noms, pour Tristan et Isolde.


Namenlos
N’ayant plus de nom

In lieb’ umfangen
Etreints dans l’amour

Ganz uns selbst gegeben
Entièrement l’un à l'autre

Der Liebe nur zu leben !
Vivre uniquement par l’amour !


[…]
TRISTAN
Tristan du,
Tristan toi,

Ich Isolde,
Yseut moi,

Nicht mehr Tristan !
Plus de Tristan!

ISOLDE
Du Isolde
Toi Yseut

Tristan ich,
Moi Tristan,

Nicht mehr Isolde !
Plus d’Yseut!


BEIDE
Ohne Nennen,
Plus de nom,

Ohne Trennen
Plus de séparation,

Neu’ Erkennen
Nouvelle révélation

Neu’ Entbrennen
Nouvel embrasement

Ewig endlos,
A jamais à l’infini,

Ein-bewusst :
D’une seule conscience :

Heiss erglühter Brust
La plus intense volupté amoureuse

Höchste Liebeslust !
D’un cœur brûlant d’amour !


(traduction Jean-Pierre Krop)


Tristan, neveu du roi Marke de Cornouailles, seigneur de Karéol, vainqueur de Morold et Isolde, princesse d’Irlande, épouse de Marke, ex-fiancée de Morold, abandonnent en même temps que leurs noms, leurs rôles, leurs devoirs, leurs serments, leur histoire, leur mémoire, le jour enfin, pour fusionner dans la nuit, dans l’amour, pour ne devenir qu’une seule conscience, pour s’anéantir dans les ténèbres propices, sans angoisse, sans souffance.
Mais l’arrivée du roi Marke les ramènent à leur identité, au jour et au déshonneur, et, à la fin des fins, après le retour de Tristan à Karéol, le pays de ses ancêtres, à la mort.


Ulysse, Lohengrin, Tristan : chacun s’en est retourné dans sa patrie, après avoir retrouvé son nom abandonné un instant.
Cependant Pénelope attendait, fidèle, à Ithaque ; alors qu’Elsa meurt seule dans le Brabant, et qu’Isolde rejoint à Karéol son aimé dans la mort.
Des destins amoureux bien différents, en définitive.

Mais voilà qu’apparaît Roméo, Roméo et Juliette archétype de l’amour contrarié et tragique :


«Juliette. – O Roméo ! Roméo ! pourquoi es-tu Roméo ? Renie ton père et abdique ton nom ; ou, si tu ne le veux pas, jure de m’aimer, et je ne serai plus une Capulet.
Roméo, à part. – Dois-je l’écouter encore ou lui répondre ?
Juliette. – Ton nom seul est mon ennemi. Tu n’est pas un Montague, tu es toi-même. Qu’est-ce qu’un Montague ? Ce n’est ni une main, ni un pied, ni un bras, ni un visage, ni rien qui fasse partie d’un homme… Oh ! sois quelque autre nom ! Qu’y-a-t-il dans un nom ? Ce que nous appelons une rose embaumerait autant sous un autre nom. Ainsi, quand Roméo ne s’appelerait plus Roméo, il conserverait encore les chères perfections qu’il possède… Roméo, renonce à ton nom ; et, à la place de ce nom qui ne fait pas partie de toi, prends-moi tout entière.
Roméo. – Je te prends au mot ! Appelle-moi seulement ton amour, et je reçois un nouveau baptême : désormais je ne suis plus Roméo.
Juliette. – Quel homme es-tu, toi qui, ainsi caché par la nuit, viens de te heurter à mon secret ?
Roméo. – Je ne sais par quel nom t’indiquer qui je suis. Mon nom, sainte chérie, m’est odieux à moi-même, parce qu’il est pour toi un ennemi : si je l’avais écrit là, j’en déchirerais les lettres.
Juliette. – Mon oreille n’a pas encore aspiré cent paroles proférées par cette voix, et pourtant j’en reconnais le son. N’es-tu pas Roméo et un Montague ?
Roméo. – Ni l’un ni l’autre, belle vierge, si tu détestes l’un et l’autre.»
(Acte II scène 2, traduction François-Victor Hugo)


Ainsi, Juliette exhorte Roméo à abandonner son nom, et avec ce nom le fatum et les haines ancestrales qui s’y attachent, pour accéder à l’amour, à l’instar de Tristan et Isolde. Mais Roméo restera Roméo, et tuera Tybald, précipitant le couple vers sa fin dramatique.
Puissance du nom, puissance du clan, que ne pourra pas vaincre la force de l’amour.



«Heureux qui comme Ulysse», mais son bonheur paraît bien singulier, parmi les héros.

dimanche, 10 avril 2005

Cartes postales


Un échange dans les commentaires de Montbrison m’apprend, alors que j’aurai dû le savoir depuis longtemps, que Henry Jean-Marie Levet est né dans cette «sous-préfecture de la Loire, au pied des monts du Forez : maisons anciennes, industries mécaniques, bonneterie, fabrique de jouets». Je lis peu les préfaces, de ce fait les origines foréziennes de Levet m’ont échappé alors qu’elles sont indiquées dès la première page du texte de présentation de Michel Bulteau figurant dans mon édition des Cartes postales parue à la Table ronde en 1993.


Malheureusement, je ne connais pas la Conversation à l’intérieur d’une limousine en marche sur la route nationale entre Montbrison et Saint-Etienne, le 2 Mars 1911 que tinrent Valery Larbaud et Léon-Paul Fargue au retour d’une visite aux parents d’Henri Jean-Marie, alors décédé depuis cinq ans, et qui sert de préface à certains recueils des Cartes postales, mais pas au mien.

Je ne résiste pas au plaisir de transcrire ici quelques extraits, qui me ravissent par le parfum que dégagent les noms, des villes et des contrées, des personnes et des navires.

British India
A Rudyard Kipling

Les bureaux ferment à quatre heures à Calcutta;
Dans le park du palais s'émeut le tennis ground;
Dans Eden Garden grince la musique épicée des cipayes;
Les équipages brillants se saluent sur le Red Road...

Sur son trône d'or étincelant de rubis et d'émeraudes,
S.A. le Maharadjah de Kapurthala
Regrette Liane de Pougy et Cléo de Mérode
Dont les photographies dédicacées sont là...

- Bénarès, accroupie, rêve le long du fleuve;
Le Brahmane, candide, lassé des épreuves,
Repose vivant dans l'abstraction parfumée...

- A Lahore, par 120 degrés Fahrenheit,
Les docteurs Grant et Perry font un match de cricket,-
Les railways rampent dans la jungle ensoleillée...

Outwards
A Francis Jammes

L'Armand-Béhic (des Messageries Maritimes)
File quatorze nœuds sur l’Océan Indien…
Le soleil se couche en des confitures de crimes,
Dans cette mer plate comme avec la main.

- Miss Roseway, qui se rend à Adelaïde,
Vers le Sweet Home au fiancé australien,
Miss Roseway, hélas, n’a cure de mon spleen,
Sa lorgnette sur les Laquedives, au loin…

- Je vais me préparer – sans entrain ! – pour la fête
de ce soir : sur le pont, lampions, danses, romances
(Je dois accompagner miss Roseway qui quête
- Fort gentiment – pour les familles des marins
Naufragés !) Oh, qu’en une valse lente, ses reins
A mon bras droit, je l’entraîne sans violence

Dans un naufrage où Dieu reconnaîtrait les siens…



République argentine
La Plata
A Ruben Dario

Ni les attraits des plus aimables Argentines,
Ni les courses à cheval dans la pampa,
N’ont le pouvoir de distraire de son spleen
Le Consul général de France à la Plata !

On raconte tout bas l’histoire du pauvre homme :
Sa vie fut traversée d’un fatal amour,
Et il prit la funeste manie de l’opium ;
Il occupait alors le poste à Singapoore...

– Il aime à galoper par nos plaines amères,
Il jalouse la vie sauvage du gaucho,
Puis il retourne vers son palais consulaire,
Et sa tristesse le drape comme un poncho...

Il ne s’aperçoit pas, je n’en suis que trop sûr,
Que Lolita Valdez le regarde en souriant,
Malgré sa tempe qui grisonne, et sa figure
Ravagée par les fièvres d’Extrême-Orient...

Afrique occidentale
A Léon-Paul Fargue

Dans la véranda de sa case, à Brazzaville,
Par un torride clair de lune congolais
Un sous-administrateur des colonies
Feuillette les « Poésies » d’Alfred de Musset...

Car il pense encore à cette jolie Chilienne
Qu’il dut quitter en débarquant, à Loango...
– C’est pourtant vrai qu’elle lui dit « Paul je vous aime »,
À bord de la Ville de Pernambuco.

Sous le panka qui chasse les nombreux moustiques
Il maudit « ce rivage où l’attache sa grandeur »,
Donne un soupir à ses amours transatlantiques,
Se plaint de la brusquerie de M. le Gouverneur,
Et réprouve d’une façon très énergique
La barbarie des officiers envers les noirs...

Et le jeune et sensitif fonctionnaire
Tâche d’oublier et ferme les yeux...

« Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre
Marchait et respirait dans un peuple de dieux,
Où Vénus Astarté, fille de l’onde amère... ? »


Egypte – Port Saïd
En rade

A Gabriel Fabre

On regarde briller les feux de Port-Saïd,
Comme les Juifs regardaient la Terre Promise ;
Car on ne peut débarquer ; c’est interdit
– Paraît-il – par la Convention de Venise

À ceux du pavillon jaune de quarantaine.
On n’ira pas à terre calmer ses sens inquiets
Ni faire provision de photos obscènes
Et de cet excellent tabac de Latakieh...

Poète, on eût aimé, pendant la courte escale
Fouler une heure ou deux le sol des Pharaons,
Au lieu d’écouter miss Florence Marshall
Chanter « The Belle of New York » au salon.



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Invitation, sinon au voyage, du moins à la rêverie

samedi, 02 avril 2005

Montbrison


Je lis dans Le sentiment géographique de Michel Chaillou ce passage tiré du Dictionnaire géographique et politique des Gaules et de la France de l’abbé Jean-Joseph Expilly :

«On remarque qu’en général les peuples du Forest ont assez de douceur, qu’à Montbrison les habitants sont peu agités de passions, préférant la vie paisible et tranquille à toute autre qui pourrait aux dépens de leur repos leur procurer une amélioration de fortune»



Après cela, il n’est guère surprenant que le plus célèbre fils de Montbrison ne revendique guère ses origines.


dimanche, 20 mars 2005

Inachèvements


Dans Bach, dernière fugue, Armand Farrachi, qui ne manque pas d’esprit d’escalier, après avoir mis en parallèle la signature du compositeur et celle du peintre, ose la comparaison entre l’Art de la fugue et une cathédrale, en l’occurrence celle de Beauvais :
«Voici déjà quarante mesures que, dans sa présomption, il a inscrit son nom en quatre notes, et sa pensée y revient comme la langue sur une dent creuse ou branlante. […] Un quatrième thème peut jaillir, puis un cinquième, un sixième, ad perpetuum. […] Un vertige le saisit, à moins que ce ne soit une peur. Où finir ? Quand ? Peut-elle seulement finir ? La main reste levée. Quatre thèmes imbriqués sont-ils encore audible ? Combien s’empileront avant de retourner au chaos ? La dernière fugue - s’il s’agit d’elle – risquerait-elle de tout désagréger à force de tout réunir et de dissoudre l’unité en épisodes ? La confusion mettra-t-elle alors un terme à l’age contrapuntique comme l’écroulement du chœur de la cathédrale de Beauvais, le plus haut jamais construit, en mit un à l’art gothique ?»

Au risque de faire preuve de cuistrerie, je rappelle que la cathédrale de Beauvais a vu l’écroulement de sa tour, la plus haute de la chrétienté, et non celui de son chœur, que l’on peut toujours admirer.

L’idée que Jean-Sébastien Bach n’aurait pas achevé l’Art de la fugue par crainte de voir s’effondrer l’art du contrepoint me paraît par trop romanesque. Cependant, rapprocher cet inachèvement de celui de nombre de cathédrales gothiques ne me semble pas dénué de pertinence.
Cela est confirmé par la lecture de la monumentale, mais néanmoins indispensable monographie d’Alberto Basso :
«Ce n’est pas à une initiation à l’art de la fugue – le Clavier bien tempéré s’était déjà chargé d’en démonter et d’en étaler tous les rouages – mais à une codification supérieure, au plus haut niveau possible, qui, à en juger par le projet envisagé des fugues quadruples, aurait amené le musicien à effleurer les barrières de l’absolu musical.
Bach dut renoncer à y atteindre, non pour avoir présumé de son intelligence, mais pour y avoir été contraint pas la maladie. Comme les superbes ébauches de la cathédrale de Sienne ou de Saint-Pierre de Beauvais, l’Art de la fugue est une cathédrale interrompue – ou peut-être engloutie (engloutie dans l’ordre qui tout catalogue et tout justifie) – mais ce qui reste est avertissement, signal de ce qui aurait dû être, et si grande en est la présence que son inachèvement même est signe de perfection.»

[Où l'on voit qu'Armand Farrachi a lu Alberto Basso, mais l'a compris de travers]

Je ne connais malheureusement pas la cathédrale de Sienne, dont l’inachèvement n’est rien moins que discret, au vu des clichés photographiques.


L’inachèvement de la cathédrale de Beauvais est en revanche trop flagrant – outre l’effondrement de la tour, la nef n’a jamais été construite – pour constituer un parallèle pertinent à celui de l’Art de la fugue.

Pour cela, la cathédrale de Strasbourg me semble parfaite.

Comme chacun sait, l’art gothique a été créé en France. Les premiers projets de façade pour Notre-Dame de Strasbourg s’inspiraient directement des grandes cathédrales d’Ile de France.
Ainsi, au milieu du XIVème siècle, les steckelburjer pouvaient probablement admirer ce chef d’œuvre de l’art français :


Le pouvoir épiscopal ayant été chassé de la ville après la bataille d’Hausbergen, et l’Œuvre Notre-Dame municipalisée, les édiles strasbourgeois sont maîtres de la cathédrale et décident d’édifier un beffroi entre les deux tours :


La perplexité dût être grande devant cette muraille imposante, et rapidement la décision fut prise d’en revenir à un plan à deux tours. Les deniers étant comptés, l’on commença par la tour Nord, qui fut couronnée d’une flèche achevée en 1439. La Renaissance arrive ; les finances manquent ; tout reste en l’état.


L’inachèvement est bien là, avec ce qu’il entraîne de déséquilibre et d’imperfection.

Mais quel signal, quel vertige, quel abîme, quelle élévation !

Quel Art de la fugue !

vendredi, 11 mars 2005

Ce Christ n'est pas catholique


Récemment, les rapports entre sacré et profane ont fait l’actualité sur les blogs que je fréquente (ici, , ou encore , et je rajoute ceci). La concordance des formes, plus encore que leur permanence, y est pour beaucoup.
Je ne souhaite pas entrer dans ces querelles byzantines, pour l’essentiel sémantiques, mais simplement exposer les réflexions qu’elles ont entraînées dans mon escalier.

Le caractère profane de nombreuses œuvres à sujet religieux, conçues initialement comme objets du culte, est souvent mis en avant pour justifier le caractère sacré d’œuvres profanes. L’exemple le plus cité est l'Extase de Sainte-Thérèse du Bernin (chapelle Cornaro, Santa Maria della Vittoria, Rome).


Mais cette œuvre est elle vraiment profane ? Certes, le Bernin a, peut être, pour modèle une extase amoureuse, mais son discours est clair et s’inscrit parfaitement dans la rhétorique baroque de la contre-réforme, bien qu’il puisse y avoir là, comme ailleurs, une tentation du détournement, tant les sentiments des saints, des saintes et des prophètes, des apôtres, du Christ ou de Dieu lui-même peuvent paraître humains, trop humains.

Alors, y a-t-il des œuvres sacrées profanes ?

Je dois d’emblée, avant de continuer, déclarer ma dette à l'égard de PZ, qui m’a incité à la lecture d’André Suarès.
Le Condottiere en voyage vers Venise séjourne à Bâle, qui le séduit grandement (ce ne sera pas le cas de toutes les villes d’Italie, loin de là), et visite bien évidemment le Kunstmuseum. Il décrit l’impression qu’il retire de la vision du Christ mort de Holbein le Jeune.


«Le Christ mort est une oeuvre terrible.
C'est le cadavre en sa froide horreur, et rien de plus. Il est seul. Ni amis, ni parents, ni disciples. Il est seul abandonné au peuple immonde qui déjà grouille en lui, qui l'assiège et le goûte, invisible.
Il est des Crucifiés lamentables, hideux et repoussants. Celui de Grunwaldt, à Colmar, pourrit sur la croix ; mais il est droit, couché haut sur l'espace qu'il sépare d'un signe sublime, ce signe qui évoque à lui seul l'amour et la pitié du genre humain. Et il n'est pas dans l'abandon : à ses pieds, on le pleure; on croit en lui. Son horreur même n'est pas sensible pour tant d'amour qui la veille. Sa putréfaction n'est pas sentie. On adore son supplice, on vénère ses souffrances. On ne lamente pas sa déchéance et sa décomposition.
Le Christ d'Holbein est sans espoir. Il est couché à même la pierre et le tombeau. Il attend l'injure de la terre. La prison suprême l'écrase. Il ne pourrait pas se dresser. Il ne saurait même pas lever la main ni la tête : la paroi le rejetterait. Il est dans la mort de tout son long. Il se putréfie. C'est un supplicié, et rien de plus, vous dis-je. Il n'est pas seulement soumis à la loi de la nature, comme tous : Il n'est livré qu'à elle. Et s'il y a eu une âme dans ce corps, la mort l'insulte.


Je cherche à lire dans la pensée de ce dur Holbein. Qu'il ait été le peintre des Réformés, on le sait, depuis l'aimable Mélanchton jusqu'à Henri VIII, le monstrueux Trimalcion de la théologie et de la royauté. Certes Holbein tient pour Luther plus que pour Rome. Mais en secret il est contre toute église. Le profil aigu d'Érasme, ce scalpel à tailler les croyances en minces lanières, ne doit pas lui suffire. L'idée d'Holbein est bien plus forte, d'une violence assurée et cruelle. Point d'ironie, mais un sarcasme meurtrier : la négation glacée, et non le doute.
Holbein me donne à croire qu'il est un athée accompli. Ils sont très rares. Le Christ de Bâle me le prouve : il n'y a là ni amour, ni un reste de respect. Cette œuvre robuste et nue respire une dérision calme : voilà ce que c'est que votre Dieu, quelques heures après sa mort, dans le caveau ! Voilà celui qui ressuscite les morts ! »

Rappelons aussi les paroles de Dostoïevski - «Ce tableau peut faire perdre la foi».

Niant la nature divine de Jésus et sa résurrection, ce Christ mort est plus que profane, il est profanateur.