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jeudi, 25 janvier 2007

Nani et gigantes

« Nous sommes des nains juchés sur des épaules de géants. Nous voyons davantage et plus loin qu'eux, non parce que notre vue est plus aiguë ou notre taille plus haute, mais parce qu'ils nous portent en l'air et nous élèvent de toute leur hauteur gigantesque »


Il y a quelque temps, Inactuel a rapporté cette fameuse citation à l’occasion de sa lecture de l’ouvrage de Jacques Le Goff, Les intellectuels au Moyen-Age.

Souvent attribuée à Newton, ainsi qu’à beaucoup d’autres – y compris à Umberto Eco qui l’a reprise dans Le Nom de la rose – cette maxime est due à Bernard de Chartres, qui fut un éminent maître de l’Ecole de Chartres au début du XIIème siècle, alors à son apogée.

En fait Bernard de Chartres a très peu laissé d’écrits, et c’est son disciple Jean de Salisbury, qui fut évêque de Chartres à la fin du siècle après avoir été le secrétaire de Thomas Beckett, qui a rapporté la célèbre image des nains et des géants dans son Métalogicon :

Dicebat Bernardus Carnotensis nos esse quasi nanos gigantum umeris insidentes, ut possimus plura eis et remotiora uidere, non utique proprii uisus acumine aut eminentia corporis, sed quia in altum subuehimur et extollimur magnitudine gigantium.


Si aujourd’hui cet aphorisme est utilisé abondamment pour rappeler que nous sommes grandement redevables de nos savoirs à ceux qui nous ont précédé, ce que nous avons tendance à oublier facilement, il est probable que Bernard de Chartres et Jean Salisbury voulait au contraire, dans une époque où l’autorité des anciens était pesante (voir le cours d’Antoine Compagon Qu’est-ce qu’un auteur ? : l’auctor est […] toujours un ancien), démontrer la nécessité et la pertinence du travail des modernes.

L’on peut voir deux représentations, contrastées et d’époques différentes, des nains et des géants dans la statuaire et les vitraux de la cathédrale de Chartres, qui pourront nous éclairer sur une question peu traitée, à savoir qui sont les géants.

La première figure au portail royal, dans les voussures du tympan de l’Incarnation, à droite.


(cliquez sur l'image pour la voir en plus grand)


Sont figurées là les disciplines enseignées à l’Ecole de Chartres, celles du trivium (la grammaire, la rhétorique, la logique) et celles du quadrivium (l’arithmétique, la géométrie, la musique, l’astronomie), double représentation, symbolique d’une part, et incarnée d'autre part, par un savant de l’antiquité (Aristote, Cicéron, Euclide, Ptolémée, Boèce, Donat, Pythagore). Au centre de cette sagesse antique règne la Vierge, trône de sagesse, symbole de l’Eglise.
Conçu et réalisé au milieu du XIIème siècle, ce portail illustre à merveille une des ambitions des intellectuels chartrains de cette époque (dont Bernard de Chartres et Jean de Salisbury) qui, s’appuyant sur les auteurs antiques, voulaient atteindre, par la foi chrétienne, à des vérités ignorées d’eux.

La seconde illustration des nains et des géants est à la fois plus littérale, mais aussi bien plus éloignée du sens originel, et d’ailleurs peu courante, à ma connaissance (qui est modeste).


(cliquez sur l'image pour la voir en plus grand)


Ces vitraux de la façade du transept Sud (qui sont encore à restaurer) ont été offerts par la famille de Dreux au début du XIIIème siècle. L’école de Chartres a alors perdu son rayonnement (parallèlement, le comté de Chartres va bientôt disparaître, absorbé par le royaume de France), supplantée par l’université de Paris, qui vient d’interdire la lecture d’Aristote. Il n’est donc plus possible de représenter les philosophes antiques dans la cathédrale, comme on a pu le faire quelques dizaine d’années plus tôt.
On a donc figuré les évangélistes juchés sur les épaules des prophètes de l’Ancien Testament.

La leçon est sensiblement différente !

20:00 Publié dans Chartres | Lien permanent | Commentaires (6)

Commentaires

les vitraux font penser aux images de l'Enfant Jésus juché sur les épaules de Saint Christophe : l'exemple pousse à l'extrême la valorisation du "petit" par rapport au géant qui le porte !

Écrit par : guillaume | vendredi, 26 janvier 2007

Merci pour ces documents et ces précisions.
D.

Écrit par : Inactuel | vendredi, 26 janvier 2007

Alors là...coïncidence absolument FA BU LEUSE.
Nous travaillons avec les élèves sur le Moyen Age et à cette occasion, en travaillant sur les contes, nous montons un atelier de lecture sur les géants.
Evidemment des extraits de Gargantua mais aussi Gulliver.
Alors franchement votre citation est à point ! J'adore placer dans ma classe des petites citations lorsque nous travaillons un sujet.
Merci !

Écrit par : Dom | dimanche, 28 janvier 2007

Ce matin , je commence la lecture de la préface (de Jean-Pierre Luminet ) du livre de Stephen Hawking "À l'image des géants ",édité chez Dunod , et surprise , je tombe sur une variante du texte de Bertrand de Chartres que vous citez :
"Nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants . Notre regard peut ainsi embrasser plus de choses et porter plus loin que le leur . Ce n'est pas , certes , que notre vue soit plus perçante ou notre taille plus avantageuse ; c'est que nous sommes portés et surélevés par la haute stature des géants ."
J.P.Luminet cite ce texte comme source probable de la phrase suivante de Newton :" Si j'ai pu voir aussi loin , c'est parce que j'étais juché sur les épaules de géants " , phrase qui figure dans une lettre de 1676 adressée à "son rival en sciences" Robert Hooke .

Écrit par : alph | mercredi, 31 janvier 2007

Quelques références utiles en rapport avec les "nains sur les épaules des géants":
1. J. de Ghellinck, "Nani et gigantes", in Bulletin du Cange 18 (1943-44), p. 25-29.
2. Édouard Jeauneau (voir son abondante bibliographie).
3. Revue ISIS 24, 26 (1934, 1936).
4. Un beau tableau de Nicolas Poussin (1594-1665), Orion aveugle cherchant le soleil (New York, Metropolitan Museum) : le géant Orion porte sur ses épaules son serviteur Cédalion.
5. Etc., etc....

Écrit par : Pr Yves Chartier | vendredi, 25 février 2011

Merci !

Écrit par : Philippe[s] (Esprit de l'escalier) | lundi, 28 février 2011