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lundi, 09 janvier 2006

Vocalises autour de la flamme

2005 a vu une moisson de superbes volumes écrits par Pascal Quignard et édités par les éditions Galilée, l'écriture et l'édition étant pour une fois au diapason.
Je viens d'achever Georges de La Tour, édition définitive d'un texte paru précedemment en 1991. Le feu prend au début de l'ouvrage, qui s'achève par le "plus rien" qui fait le coeur de la flamme. Cette flamme qui est l'occasion, au chapitre II, d'un rapprochement qui m'a frappé, ne m'étant jamais venu à l'esprit auparavant.

Il y eut deux grandes chandelles dans notre histoire et elles ont coïncidé dans le temps : les leçons de ténèbres de la musique baroque, les chandelles des toiles de La Tour.
Les offices des Ténèbres, lors de la Semaine sainte, constituaient un rite au cours duquel on éteignait une à une, dans le chant, les lettres hébraïques qui forment le nom de Dieu et, une à une, grâce au souffle d'un enfant en robe rouge et en surplis, les bougies qui les représentaient dans l'obscurité de l'agonie. On chantait les Lamentations de Jérémie et les soupirs de Madeleine. Les versets des Lamentations étaient entrecoupés de vocalises sur les lettres hébraïques placées en acrostiche :

Aleph. Moi, il m'a conduit dans la ténèbre
Sans chandelle, il m'a fait marcher.
Bèt. Il a consumé ma chair et ma peau.
Il a cerné ma tête de fatigue :
II m'a fait habiter les ténèbres
Avec les morts de jadis.

Tomas de Victoria, Thomas Tallis, Charpentier, Lambert, Delalande, Couperin, Jean Gilles ont composé les plus belles Leçons de Ténèbres. La première moitié du XVIIe siècle fut à la fois une Renaissance poursuivie et une immense vague religieuse. Cette vague s'élève et s'accroît de la fin des guerres de Religion à la mort de Louis XIII, c'est-à-dire de 1594 à 1643, ou encore jusqu'à la mort de Mazarin, en 1661. Les images de Georges de La Tour ne peuvent se comprendre sans Bérulle, sans Saint-Cyran ou sans Esprit. Ils croyaient à l'idée d'une reviviscence de la vraie piété initiale, sévère, antique, pure, majestueuse. Pour la Contre Réforme, à l'idée de restauration du christianisme des premiers siècles s'est toujours mêlée une rêverie sur la Rome primitive.
Il fit de la nuit son royaume.
C'est une nuit intérieure : un logis humble et clos où il y a un corps humain qu'une petite source de lumière éclaire en partie.
Telle est l'unité de l'épiphanie : 1. la nuit, 2. la lueur, 3. le silence, 4. le logis clos, 5. le corps humain.


















[Aleph.] Je suis l’homme qui ai vu l’affliction par la verge de sa fureur.
Il m’a conduit et amené dans les ténèbres, et non dans la lumière.
Certes il s’est tourné contre moi, il a tous les jours tourné sa main [contre moi].

















[Beth.] Il a fait vieillir ma chair et ma peau, il a brisé mes os.
Il a bâti contre moi, et m’a environné de fiel et de travail.
Il m’a fait tenir dans des lieux ténébreux, comme ceux qui sont morts dès longtemps.

















[Guimel.] Il a fait une cloison autour de moi, afin que je ne sorte point ; il a appesanti mes fers.
Même quand je crie et que j’élève ma voix, il rejette ma requête.
Il a fait un mur de pierres de taille [pour fermer] mes chemins, il a renversé mes sentiers.
















[Daleth.] Ce m’est un ours qui est aux embûches, et un lion qui se tient dans un lieu caché.
Il a détourné mes chemins, et m’a mis en pièces, il m’a rendu désolé.
Il a tendu son arc, et m’a mis comme une butte pour la flèche.



















[He.] Il a fait entrer dans mes reins les flèches dont son carquois est plein.
J’ai été en risée à tous les peuples, et leur chanson, tout le jour.
Il m’a rassasié d’amertume, il m’a enivré d’absinthe.

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Cependant, la vraie piété sévère, antique, pure, majestueuse qu'exprime la première moitié du XVIIe siècle s'est vite transformée en des sentiments plus sensuels et moins purs. En effet, les Leçons de ténèbres ont permis, tant aux compositeurs qu'aux auditeurs, de contourner l'interdiction de la musique de théâtre pendant la Semaine sainte par l'exacerbation de la virtuosité du chant, en particulier des vocalises sur les lettres hébraïques des Lamentations de Jérémie.
Et au délà du dénuement apparent, de la nudité domestique, de l'omniprésence de la mort, ne trouve-t-on pas aussi dans les toiles de Georges de La Tour cette tentation de la virtuosité, ces vocalises autour de la flamme de la bougie ?


Georges de La Tour Pascal Quignard - Editions Galilée (Chapitre II)
Lamentations de Jérémie (Lamentations et prière du Prophète) Traduction David Martin (1744)

Commentaires

Les Leçons des Ténèbres sont une des plus "puissantes" manifestations musicales de l'Occident. Celles de Zelenka sont très belles également.

Écrit par : selian | lundi, 09 janvier 2006

Bel agencement des textes et images. Je suis en cours de lecture de Vie secrète de Quignard. Any comments?

Écrit par : Kate | lundi, 09 janvier 2006

Merci; une belle note et un bon point pour Quignard, dont les livres m'ont peu enthousiasmé (à part peut-être La frontière, dont avait parlé Selian....)

Écrit par : zvezdo | mardi, 10 janvier 2006

En fait, la fille s'emmerde parce que la flamme ne vascille pas.

Écrit par : sk†ns | mardi, 10 janvier 2006

Cette note a du corps décidément !

Écrit par : Lambert Saint-Paul | mardi, 10 janvier 2006

"La flamme est un monde pour l'homme seul. Alors, si le rêveur de flamme parle à la flamme, il parle à soi-même, le voici poète. En agrandissant le monde, le destin du monde, en méditant sur le destin de la flamme, le rêveur agrandit le langage puisqu'il exprime une beauté du monde. (...) La méditation de la flamme a donné au psychisme du rêveur une nourriture de verticalité, un aliment verticalisant. Une nourriture aérienne, allant à l'opposé de toutes les "nourritures terrestres", pas de principe plus actif pour donner un sens vital aux déterminations poétiques." Gaston Bachelard, La Flamme d'une Chandelle

Écrit par : fuligineuse | mardi, 10 janvier 2006

Belle citation, Fuli.

Philippe[s] > c'est la première fois qu'on me donne envie de lire Quignard. J'avais essayé Le Salon du Wurtemberg, qui est un récit lamentable farci de marques japonaises, et Albucius... bof bof... I'll give it another try.

Écrit par : Guillaume | mercredi, 11 janvier 2006

J'ai découvert Les Leçons de Tenèbres avec Couperin : j'ai entendu l'âme de la musique française du XVIIe entres les lamentations rituelles. Et puis, un jour, j'ai assisté à une Leçon de Tenèbres, le jeudi de la Semaine Sainte, dans une église de Lyon.

J'avais parcouru le chemin menant à l'église engoncé dans mon vêtement pour me protéger de l'aube trop fraiche. Il y avait peu de monde : l'autel de bois avais été enlevé et seuls deux pupitres se faisaient face à la croisée du transept et de la nef. Les cierges brillaient dans la pénombre. Mon missel était ouvert sur mes genoux. Deux prêtres se sont avancés, habillé seulement de blanc. Ils ont commencé à chanter les litanies de Jérémie, sans aucune musique, égrenant, à tour de rôle, de leurs voix si claires les couplets : aleph, beth... Il y avait réellement la présence de Dieu dans ces Leçons. Je retrouve la même émotion chez Couperin.

Écrit par : Fabrice | jeudi, 12 janvier 2006

Euh, je voulais dire quelque chose, mais j'ai oublié.

Écrit par : Ben | jeudi, 12 janvier 2006

magnifique textez, tes paroles sont elles aussi des volutes autour de ces textes des lamentations que j'aime tant chanter au point de me commettre à les accompagner de ma seule main gauche au piano, ne sachant tout coordonner, accords, mélodie, chant...
je ne savais pas qu'il y en eût aussi de Zelenka, alors que je viens de chanter Miserere et un autre magnificat à Castelnaudary (voir Frivoli-frivoliscènes) Je vais me renseigner ou si tu sais quelque chose, Sélian ?
Par contre, j'ai aussi chanté il y a quelques années des lamentations anonymes fin 17ème, Lamentation du jeudi d'après manuscrit, très intéressantes, avec Jean-Christophe Maillard, musicologue toulousain qui pratique aussi la musette.
Ces paroles de lamentation dans la bouche prennent un sens à la fois dramatique, capiteux, proche du mythe. Par contre, dans la bible, il est assez difficile d'en reconstituer le sens en évitant la traduction car souvent, les paroles en sont disséminées dans plusieurs versets.
Mais où peut-on trouver les paroles du "nisi Dominus" ou du "salve regina" qui ne sont pas des prières liturgiques à proprement parler ?

Écrit par : giovinetta | lundi, 26 juin 2006