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jeudi, 11 août 2005
Chardin, au delà du premier regard
L’exposition Poussin, Chardin, Watteau, David… est venue à point nommé dans l’évolution de mes goûts en matière de peinture. Il y a cinq ans, il est à peu près certain que je ne serais jamais allé la voir, hormis peut-être les Georges de La Tour.
Il faut dire qu’en ce domaine je suis parfaitement autodidacte : je n’ai visité mon premier musée, totalement ignorant de l’histoire de l’art, qu’à l’âge de vingt ans, à Strasbourg – où il y a de fort belles choses.
Les premières œuvres qui me plurent, furent des tableaux puissants, évidents, qui durent rencontrer en moi une résonance profonde – mais je n’ai guère envie d’approfondir cette question.
D’abord la peinture du XXe siècle : Picasso, Bacon, Chagall, Schiele, Soulages. Puis les primitifs italiens, flamands, allemands (les crucifixions, les descentes de croix et les mises au tombeau !). L’œuvre emblématique de cette période est le retable d’Issenheim de Grünewald, qui fut mon premier grand choc.
En lisant, en regardant, en pensant, je dépassai la pure émotion et l’effet primal, et je me mis à apprécier la lumière et les couleurs : les impressionnistes, Cézanne, Van Gogh.
« Des peintres pour les gens qui n’aiment pas la peinture », dirait Renaud Camus (il pense notamment à Bosch et Schiele).
En avançant en âge et en voyageant, je m’intéressai à la peinture baroque italienne, puis espagnole et flamande. Mon second grand choc fut la découverte du Caravage à Rome. Toujours la puissance et l’évidence.
Dans tout cela, j’éprouvais une certaine aversion pour la peinture française, en particulier des XVIIe et, surtout, XVIIIe siècles : une grande mollesse dans le traitement des corps, des sujets faibles – des paysages, des natures mortes, des portraits de nobles et de bourgeois, des femmes nues et alanguies (et peu d’hommes nus et alanguis), des fêtes galantes -, une joliesse insupportable. Georges de la Tour échappait à cet opprobre, de manière évidente, mais aussi Watteau, de façon curieuse, après la visite de la rétrospective du Grand Palais en 1985 – je dois à la vérité de dire que je n’avais jamais mis cet intérêt pour Watteau à l’épreuve du feu depuis lors.
Je suis intimement persuadé qu’il faut une certaine culture, une certaine épaisseur - ou profondeur -, peut-être une certaine sagesse, en tout cas beaucoup de lectures, pour apprécier à sa juste valeur la peinture de Chardin, du Lorrain, de Fragonard, de Boucher. Bien sûr, en fonction de sa propre sensibilité, il est possible d’aimer au premier regard un coucher de soleil, un bocal d’olives, un petit chien ou un ruban bleu ; les calendriers des postiers ou des pompiers en sont pleins. Encore une fois, tout est question de la qualité de l’effet produit.
A défaut de culture, d’épaisseur, de sagesse, peut-être que l’âge, et certainement les lectures - Renaud Camus, Daniel Arasse, Jean Louis Schéfer, Yves Bonnefoy – me permettent aujourd’hui de voir véritablement ces peintres, bien que Poussin me résiste encore.
Chardin cristallise pour moi ces questions : j’ai dû passer devant des dizaines de ces œuvres en y jettant un coup d’œil las ; en cela je respectais en quelque sorte la hiérarchie des genres qui plaçait tout en bas de l’échelle la nature morte ; mais quelle émotion pourrait bien surgir d’une lièvre dépecé ou d’une perdrix, d’un tas de prunes ou d’un amas de fraises, d’un pot de grès ou d’une bassine en cuivre ?
Le premier déclic fut la nature morte à la raie et au chat (1728) du musée Thyssen-Bornemisza, vue il y a deux ans. Je n’ai pas cependant noté ce tableau dans mon petit carnet, et je n’ai aucun souvenir des deux autres œuvres de Chardin du même musée.
Le deuxième déclic, décisif celui là, fut la lecture du Chardin de Jean-Louis Schéfer, qui m’a littéralement ouvert les yeux sur ce qui transcende la convention de la scène de genre : la lumière et les ombres ; la représentation d’un monde clos sur lui même, abstrait des contingences extérieures ; les bruns et les ocres des murs et des tables, desquels semblent s’extraire les pots et les bassines, objets usuels mille fois peints, et qui nous deviennent familiers.
Ce génie subtil et discret peut-il vraiment se dévoiler au premier regard d’un œil vierge et béotien ? J’en doute.
22:55 Publié dans Peinture | Lien permanent | Commentaires (10)
Commentaires
De l'importance des médiateurs, cet étonnement qu'il nous faille des gens pour apprendre à aimer.
Écrit par : VS | vendredi, 12 août 2005
Ce que tu as écrit aujourd'hui me donne envie : 1) de m'interroger sur mon propre rapport à la peinture et sur l'évolution de mes goûts ; 2) étant tombée en amour d'un petit Chardin, de lire le livre de Schéfer que tu recommandes.
Écrit par : fuligineuse | vendredi, 12 août 2005
Chagall et Soulages sont superbes. Les vitraux de soulage à Conques sont mùoderne et cistercien et donnent une atmosphére extraoridnaire au lieu. Je te conseille le texte de Georges Duby à ce sujet.
Il y a un tableau qui m'a littéralement bouleversé à Florence dans la galleria de Uffizi, c'est l'annonciation de Boticelli. C'est un peintre extraordinaire qui allie couleur, sensibilité, allégorie etc...
Pour les natures mortes c'est un art difficile, mais je crois qu'il est trés révélateur du niveau artistique du peintre. Je ne l'ai personnellement jamais considéré comme des peintures de deuxiéme ordre.
Écrit par : prevalli | vendredi, 12 août 2005
Pour les amateurs, il faut savoir que sur le site du louvre ils ont une base de donnée intitulée Atlas avec TOUTES les oeuvres exposées.
Extrémement bien faite, avec des vue de détail, des explications, des possibilité d'impression, des citations d'auteurs littéraires sur les oeuvres etc..
Pour la raie de Chardin (superbe) il y a une citation de Proust par exemple. Art du relief, souffrance de la raie, frayeur et colére du chat, ambiance angoissante renforcée par le tablier et le couteau (qui va être écorché ensuite ?), subtilité des teintes bleues et rouges....
merci pour ce beau post.
Pour caravage, j'adore, neammoins je préfére ces oeuvres de maturité a ses oeuvres de fin de vie ou l'obscurité envahissait par trop les tableaux. De plus il était trés "officiel" et trés marqué par l'esprit de la contre réforme. Sinon indubitablement il a marqué son époque par son réalisme et la puissance de son expression corporelle (douleur, force, étonnement...).
Écrit par : prevalli | vendredi, 12 août 2005
Merci de votre blog, je l'adore, je vous met dans mes favoris sur mon blog
Utopie(s)
http://www.20six.fr/prevalli
Écrit par : prevalli | vendredi, 12 août 2005
"il est possible d’aimer au premier regard un coucher de soleil, un bocal d’olives, un petit chien ou un ruban bleu ; les calendriers des postiers ou des pompiers en sont pleins"
ce sont les "chardin" que la "France d'en bas" pouvait s'offrir, mais l'inspiration n'en est pas pour autant si éloignée
la différence de regard est dans l'interpretation (comme pour la musique)
peut-etre que du temps de Felibien, Chardin était plus accessible
toujours est-il que ses fruits, cultivé ou pas, sont un regal
Écrit par : MC | vendredi, 12 août 2005
oui et il est frappant de constater que plus on regarde plus on apprend a regarder, comme pour la musique aussi, surtout classique ou l'ecoute réguliére imprégne l'auditeur du rythme et il se concentre alors sur les variations les nuances, les couleurs disait Celidibidache.
Bref il y a de tres fortes analogie entre peinture et musique !
Écrit par : prevalli | vendredi, 12 août 2005
Méfions-nous cependant de ne pas être prisonnier-ère de la critique de l'époque (en l'occurrence, la nôtre) qui induit un regard au détriment des autres.
Quand je regarde un tableau de Rembrandt (j'en viens) représentant des marchands hollandais en train de contrôler la teinte des étoffes, je suis fascinée par l'art du peintre, mais il m'importe aussi de savoir que c'est une oeuvre de commande, que ces contrôleurs appartiennent à une guilde puissante... La peinture est aussi un témoignage sur un temps, elle offre une représentation de la réalité de ce temps, et cela fut son but pendant des siècles.
Cette dimension tend à être méprisée ou occultée désormais, je crois que c'est une erreur.
L'histoire de l'art devrait être mise en corrélation avec la littérature, la musique, l'histoire, elle ne se résume pas à une esthétique.
Écrit par : samantdi péremptoire ce soir | samedi, 13 août 2005
Mais je suis entièrement d'accord toi, Samantdi, et je ne crois pas que ce que j'ai écrit soir en contradiction. Que "l'histoire de l'art [doit] être mise en corrélation avec la littérature, la musique, l'histoire, [qu']elle ne se résume pas à une esthétique" est une de mes convictions les plus profondes.
Merci à Prevalli pour ses commentaires, quelqu'un qui aime le tympan de Conques et les vitraux de Soulages (et qui cite Celibidache) ne peut qu'être une personne de qualité.
Écrit par : Philippe[s] | samedi, 13 août 2005
Ah, bon, si nous sommes d'accord tout va bien ! :-)
Écrit par : samantdi | lundi, 15 août 2005