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lundi, 04 juillet 2005

L'indicatrice de Tissot

Je l’ai dit ici ou là : je suis un grand amateur de cartes, topographiques pour être précis. Quoi de plus normal, me diriez vous, si vous me connaissiez - mais vous ne me connaissez pas -, puisque j’ai longtemps exercé le métier de géomètre. Mais nul n’est obligé d’entretenir une passion en relation avec sa profession, et mon intérêt pour la cartographie n’est aucunement en rapport avec les hasards qui m’ont conduit à la topographie.
Les cartes anciennes, pour commencer par elles, sont de magnifiques et précieux objets d’art. Par leur biais, la vision du monde des siècles passés s’affiche, avec ses peurs et ses espoirs, ses faits divers et ses lieux communs, ses terres inconnues ou lointaines et leurs monstres mythologiques.


Peut-être plus encore, je suis passionné par les cartes topographiques modernes, c’est-à-dire exactes, ce qui exclut les plans par trop anamorphosés ou schématiques.
Evidemment, par leurs formes et leur couleurs, elles présentent elles aussi un intérêt esthétique – il m’est arrivé de faire l’acquisition de certaines cartes uniquement en raison de la présence d’un isthme, d’une lagune, d’un cap ou d’une enclave.
Mais surtout, en résonnance profonde avec des traits constants de mon caractère, la carte ordonne le territoire, classe ce qui n’est pas classé, organise ce qui n’est pas organisé, elle donne une forme à ce qui n’en a pas.
C’est la Culture qui domine la Nature. La carte est le paradigme de la connaissance et de la civilisation.


Par la précision de sa légende et l’exactitude de son échelle, la carte abolit la distance du signe à la chose, et est de ce fait, par essence, du domaine de Cratyle contre celui d’Hermogène.

D'abord, parce que j'aime marcher, j'aime la promenade, j'aime les chemins, les embranchements, les cartes. Il y a au fond de l'homme, ou en tout cas de beaucoup d'hommes, une très profonde pulsion cartographique, qui justement est liée au sens, au désir d'imposer un sens au réel, à la terre, à l'espace. Voyez le nombre d'enfants qui tracent dans le sable les cartes de pays imaginaires, avec leurs frontières et leurs routes, leurs chemins, leurs carrefours, leurs enclaves. Voyez la fascination qu'exercent ces pages de Lewis Caroll ou de Borges sur les cartes, sur cette vieille utopie topomaniaque de cartes toujours plus grandes, qui bien entendu finissent par recouvrir exactement le pays dont elles sont la carte, de sorte que finalement on y renonce, elles sont trop malcommodes, les paysans protestent parce qu'ils doivent travailler à l'ombre, et on décide donc, dans Sylvie et Bruno, d'utiliser comme carte le pays lui-même, c'est encore ce qu'il y a de plus pratique...
Renaud Camus Entretien donné à la revue Genesis


Cependant, la perfection n’est pas de ce monde, et l’art de la cartographie ne fait pas exception à l’adage. En effet, la terre étant un ellipsoïde, toute projection plane doit faire des compromis, conservant les angles, donc les formes, - conforme - ou conservant les surfaces - équivalente -, ou encore conservant les distances - équidistante -, mais ne pouvant en aucun cas être parfaite.
Cette imperfection est matérialisée par l’indicatrice de Tissot, petit cercle subissant les déformations de la projection dont on veut juger les effets.


L'indicatrice de Tissot, en quelque sorte, mesure la distance qui sépare Cratyle d’Hermogène.

Commentaires

"Il m’est arrivé de faire l’acquisition de certaines cartes uniquement en raison de la présence d’un isthme, d’une lagune, d’un cap ou d’une enclave."
Encore une passion enviable. Et un texte magnifique (nous espérons que ce n'était pas trop grave, mais la convalescence peut rendre l'âme lumineuse – votre texte l'est).
Le Centre Pompidou avait eu l'intelligence et la rigueur d'insérer, dans son exposition "Cartes et figures de la Terre" (1980) quelques "lignes d'erre" de Fernand Deligny. Ce rebelle, devenu sur le terrain (en Cévennes) un spécialiste de l'autisme, cartographiait ainsi l'itinéraire des enfants mutiques dans la montagne. Il affirmait que leur langue était leur propre corps s'écrivant dans leur errance au sein du paysage… Des cartes d'anti-géomètre, qui rehausseront peut-être votre collection d'une dimension de non-dit ?

Écrit par : Dominique Autié | lundi, 04 juillet 2005

Portulan : il est des mots qui suscitent le rêve.

Écrit par : Tlön | lundi, 04 juillet 2005

Il me semble parfois que si les hommes ne savent plus quoi inventer (traverser le pacifique à la rame, escaler l'Everest en tongs), c'est parce qu'il n'y a plus de blanc sur les cartes.

Le GPS me terrifie, les systèmes embarqués en voiture me font peur, tout ce qui empêche de se perdre, de disparaître... La carte, c'est encore le désir d'un nom, d'une ombre, d'un grisé, d'une légende, c'est encore le mystère : "A vrai dire, si l'on ne bénéficiait pas d'une expérience solide et même clermontoise des légendes et de l'esprit Michelin, on se laisserait aisément persuader, face à cette inscription rituelle, qu'il s'agit, enfin, de la précise localisation du Très-Haut; ou du moins de quelque maçonnique Etre Suprême ou Grand Architecte, dont il n'y aurait rien de bien étonnant, au demeurant, qu'Il ait choisi d'habiter Saint-Créac, si tant est que ce soit la créance qui crée les dieux, et qui les entretienne sur leurs sommets, ceux-ci ne s'élevassent-ils qu'à deux cent cinquante mètres."
http://perso.wanadoo.fr/renaud.camus/gers/saintcreac.html

Écrit par : VS | mardi, 05 juillet 2005

Ton billet et certains des commentaires qu'il a suscités m'ont fait souvenir d'un petit jeu auquel je m'adonnais l'année de mes 18 ans, juste après avoir obtenu mon permis de conduire (et surtout avoir bénéficié d'une magnifique 4L lie de vin offerte par mes parents...). Cela consistait à partir d'un point donné (j'habitais alors Compiègne, dans l'Oise) et à systématiser mon trajet selon une règle pré-établie (exemple : prendre alternativement la première à droite puis la première à gauche jusqu'à ce que j'arrive "au bout du monde"...).
Je me souviens qu'un jour, séchant mes cours, j'avais poursuivi ce jeu le plus longtemps possible et fini par arriver... au Tréport. Face à la mer, je m'arrêtai. Je gravis l'escalier qui permet d'accéder au sommet de la falaise, le vent soufflait, j'étais seul, j'eus ce jour-là le sentiment d'une absolue liberté, sentiment qu'au fond je ne cesse depuis lors de rechercher, comme un drogué cherche avidement à chaque prise à retrouver la sensation de la "première fois"...

Écrit par : Vrai Parisien | mardi, 05 juillet 2005

Grâce à ton billet, je viens d'aller me promener dans l'Atlas de Trudaine...
Cela faisait bien longtemps.
Merci

Écrit par : Quel Fourbi ! | mardi, 05 juillet 2005

Mon histoire n'a intéressé personne... ma jeunesse n'intéresse personne... ma vie n'intéresse personne... (larmes)
A moins que cela signifie que personne ne lit ce blog (espoir... consolation...)

Écrit par : Vrai Parisien | mercredi, 06 juillet 2005

Géomètre, comme K ?

Écrit par : guillaume | mercredi, 06 juillet 2005

Me voilà très heureux de la qualité des commentaires et des commentateurs.
Je n'ai pas vu l'exposition "Cartes et figures de la Terre", en revanche j'en possède le très passionant catalogue.
Les blancs à compléter se trouvent peut-être aujourd'hui dans l'espace?
Benjamin, mais si, ton jeu est intéressant !
Comme K., j'espère que non !

Écrit par : Philippe[s] | mercredi, 06 juillet 2005

"...Dans cet Empire, l'Art de la cartographie parvint à une telle perfection que la Carte d'une seule Province occupait toute une Ville et la carte de l'Empire toute une Province. Avec le temps, ces Cartes Démesurées ne donnèrent plus satisfaction et les Collèges de Cartographes levèrent une Carte de l'Empire, qui avait le Format de l'Empire et qui coïncidait point par point avec lui. Moins portées sur l'Étude de la Cartographie, les Générations Suivantes comprirent que cette Carte Dilatée était Inutile et, non sans Impiété, elles l'abandonnèrent à l'Inclémence du Soleil et des Hivers. Dans les Déserts de l'Ouest, subsistent des Ruines en lambeaux de la Carte, habitées par des Animaux et des Mendiants. Dans tout le Pays, il n'y a plus d'autres reliquats des Disciplines Géographiques.

SUAREZ MIRANDA, Viajes de Varones Prudentes liv. IV, chap XLV, Lérida, 1658 "
Ah! Borges!

Écrit par : selian | vendredi, 08 juillet 2005