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mercredi, 05 octobre 2005

Ceci n'est pas non plus une note sur Venise

Ce texte superbe est un peu long, mais je tiens à le présenter sans coupure, car il est parfaitement construit et cohérent. Evidemment, l’appréciation portée sur Tintoret, puis sur Victor Hugo, en fera réagir plus d’un.
Cependant, il n’est pas niable que la description des œuvres du Tintoret ne manque pas de pertinence, même si les conclusions qui en sont tirées peuvent paraître outrées ; mais elles sont liées à l’hostilité de l’auteur envers une certaine forme de romantisme, et à son amour de la tragédie classique.

Je ne puis me faire à Tintoret. Ce qu’on appelle sa puissance, n’est à mes yeux que de l’abondance du désordre. Il n’est ni vrai, ni au-dessus de l’image vulgaire. Il est romantique jusqu’à la frénésie.
La puissance de l’artiste, je ne la reconnais qu’à la profondeur du coup qu’il frappe ; et de même, à la beauté de la mélodie, qu’il révèle une fois pour toutes ; à l’intensité de l’harmonie qu’il est capable de produire. Un petit tableau y suffit, sur un chevalet. Mille lieues de peinture y peuvent échoue. La couleur de Tintoret est noire, lourde, monotone. Son style, plus que l’éloquence, est l’emphase continue. On n’est pas puissant parce qu’on lance cinq cents figures sur une muraille : un seul visage qui ne s’oublie plus, telle est sa force.
Cet homme est à l’art ce que l’athlète est à la beauté divine. Avec son mufle, ses muscles pareils à des tumeurs, l’athlète au front bas, aux narines camuses, le visage cousu de cicatrices et renflé de bosses, est un géant peut-être, mais aussi une brute. L’athlète a beau passer sa vie dans l’arène et dans l’exercice de ses forces : toujours, il improvise. Ainsi Tintoret est l’Improvisateur de peinture. Il vient à bout de toute surface. Il abat toute besogne. Il est virtuose prodigieux. Qu’on lui donne la Grande Muraille : il la peindra depuis la Corée jusqu’au désert de Gobi ; il y décrira toute l’histoire de la Chine.


Ce talent est énorme ; mais il est laid. Il est outré. Il n’est jamais à l’échelle, non pas de la grandeur, mais de sa propre éloquence. Il dit si fort ce qu’il veut dire, qu’on ne l’entend plus. Il a plus de pensée qu’il n’en faut pour nourrir tous les peintres de Venise ; et tant il est habile, il semble ne pas penser.
N’ose-t-on pas le mettre au rang des grands tragiques ? et qui ne parle de sa vertu pour le drame ? Telle est l’illusion du vulgaire : le geste passe pour l’action ; le tumulte, pour la tragédie ; le bruit, pour la force sonore. Mais l’éternelle agitation de Tintoret est l’aveu qu’il n’est point tragique. La véritable tragédie sera toujours dans le cœur des héros, et de leurs passions. Voilà ce qui décide souverainement de leur sort, et même des paroles capitales qu’ils disent, celles où l’homme suscite son destin, où le destin se rend visible et descend. Or ces paroles fatales, le silence qui précède et le silence qui les suit, en font seuls le prix.
Le vulgaire croit voir la tragédie dans la mêlée des personnages ; et plus ils sont, plus on se flatte de plonger dans le drame. On s’en éloigne, au contraire ; on l’oublie. La bataille n’est pas tragique, non plus que l’inondation ou le tremblement de terre. Ce ne sont que des convulsions confuses. Il n’y a de drame qu’entre un petit nombre de héros. Tout le reste est inutile ; ou pour mieux dire, tout le reste est cortège, jeu de scène et comparses. Si l’on veut que Tintoret soit tragique, il ne le fut jamais qu’à la manière de Dumas le père, et des autres énergumènes, qu’un demi-siècle a ruinés sans retour, tant ils sont vains et puérils. Tintoret, lui, a du style ; il se sauve par là, comme tous. Trop de force, en lui, trop d’éloquence, trop de chaleur pour ne point faire penser à un maître. Et, en effet, de tous les hommes, Tintoret me semble le plus voisin de Victor Hugo.
Son drame sans émotion et sans âme, n’y ayant d’émotion que de la vérité profonde, quand le cœur et les passions sont à nu ; son style formidable, et toujours un peu creux ; son éloquence qui ne saurait tarir ; son goût du contraste, jusqu’à la grossièreté ; sa manie des ombres compactes ; sa faculté de répéter cent fois ce qui ne vaut pas souvent la peine d’être dit ; sa puissance plastique et sa pauvreté intérieure : tous les dons de Tintoret me font voir en lui le Victor Hugo de la peinture.
André Suarès Voyage du Condottière (Vers Venise)


7 octobre: la discussion se poursuit ici et


Commentaires

Pour le plaisir (encore une fois). Arrivé au bout du voyage :
"Sienne, je t'emporte. Tu ne me quittes pas. Il n'importe plus que je t'aie: celui-là posséde le plus qui le plus aime. C'est lui qui a. Sienne est avec moi. Sienne la Douce, l'ardente Sienne, Sienne la mienne, Sienne la Bien-Aimée."

Écrit par : Tlön | mercredi, 05 octobre 2005

Moi je partage tout à fait le point de vue sur Victor Hugo :-)

Mais je trouve que dans cet extrait, Suarès comme exactement le pêché qu'il reproche à Tintoret : force sans autre prétexte que d'impressionner, expressivité sans commune mesure avec l'objet, épaisseur obtenue par l'accumulation plutôt que par la profondeur.

L'erreur est dans le présupposé de départ : classer les artistes dans l'ordre de la puissance, comme des haltérophiles ou des chevaux de courses, et que le meilleur gagne.

Mais l'art n'est un sport

Écrit par : Paul | mercredi, 05 octobre 2005

(Je m'excuse pour les quelques caractères qui manquent au précédent commentaire... la fatigue... j'espère !)

Écrit par : Paul | mercredi, 05 octobre 2005

Qui c'est, cet André Suarès ?

Écrit par : Victor Hugo | mercredi, 05 octobre 2005

Philippe[s] je me permets de faire un lien vers ces quelque mots consacrés à Suarès :
http://www.u-blog.net/ruinescirculaires/note/202#repondre

Écrit par : Tlön | mercredi, 05 octobre 2005

Que l'art n'est pas un sport, c'est exactement ce que dit Suarès, il me semble.

Très flatté de la visite de VH en ces lieux, en attendant celle du VP, son représentant en ce bas monde.

Écrit par : Philippe[s] | mercredi, 05 octobre 2005

j'ai passé plus de temps à regarder les toiles de Tintoret qu'à lire Suarès (jamais pu finir les Voyages du Condottiere) ... mal placé donc pour juger de la pertinence de ce texte

Écrit par : guillaume | mercredi, 05 octobre 2005

Je prépare une terrible riposte, mais je demande un petit délai... le temps d'une nuit de sommeil.

Écrit par : Vrai Parisien | jeudi, 06 octobre 2005

Après tant de Venise, j'ai relu le passage dans la Recherche où le Narrateur part avec mère sur le Grand Canal... et je me mets maintenant à le relire.

Écrit par : selian | vendredi, 07 octobre 2005

Et Sartre où c'est qu'il est passé ? Sa "situation" a bien changé depuis mon époque pour qu'on l'oublie quand on parle de Venise et du Teintoret !

Ne saviez-vous donc que Le Tintoret est un exemple type de la praxis marxiste ? C'est pourtant clair, voir la démonstration de petit Poulou.

Écrit par : P.D | vendredi, 07 octobre 2005

Lapsus intéressant... pour le sieur Driout, la peinture est un vernis, une pure surface, un teint-oret, qui lui permet de débiter quelques fadaises, en ou hors de propos.

Écrit par : Guillaume | samedi, 08 octobre 2005

En ce qui concerne la peinture je rappelle que mon maître est Traube que je suis fidèlement - KarlKronTraube ou quelque chose de ce style - du blog de Pierre Assouline et non pas le ci-devant empileur de jouets d'enfants de Tourainesereine.

Écrit par : P.D | samedi, 08 octobre 2005