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jeudi, 18 août 2005

Moi aussi

Dire «je t’aime», c’est fort, et ce n’est pas anodin. Je voudrais le dire plus souvent, parce que je l’aime ; mais une pudeur excessive, une peur ou une gêne devant des émotions trop visibles, un atavisme familial de la surface des choses et des êtres font que je me tais. Lui n’a pas ces blocages, alors il me dit souvent «je t’aime», et je réponds «moi aussi».
Et c’est une grande frustration.

"5. Je t’aime – Moi aussi.
Moi aussi n’est pas une réponse parfaite, car ce qui est parfait ne peut être que formel, et la forme ici est défaillante, en ce qu’elle ne reprend pas littéralement la profération – et il appartient à la profération d’être littérale. Cependant, telle qu’elle est fantasmée, cette réponse suffit à mettre en marche tout un discours de la jubilation : jubilation d’autant plus forte qu’elle surgit par revirement : Saint-Preux découvre brusquement, après quelques dénégation hautaines, que Julie l’aime. C’est la vérité folle, qui ne vient pas par raisonnement, préparation lente, mais par surprise, éveil (satori), conversion. L’enfant proustien – demandant que sa mère vienne coucher dans sa chambre – veut obtenir le moi aussi : il le veut follement, à la manière d’un fou ; et il l’obtient lui aussi par renversement, par la décision capricieuse du Père, qui lui octroie la Mère (« Dis–donc à Françoise de te préparer le grand lit et couche pour cette nuit auprès de lui »).

6. Je fantasme ce qui est empiriquement impossible : que nos proférations soient dites en même temps : que l’une ne suive pas l’autre, comme si elle en dépendait. La profération ne saurait être double (dédoublée) : seul lui convient l’éclair unique, où se joignent deux forces (séparées, décalées, elles n’excéderaient pas un accord ordinaire). Car l’éclair unique accomplit cette chose inouïe : l’abolition de toute comptabilité. L’échange, le don, le vol (seules formes connues de l’économie) impliquent chacun à sa manière des objets hétérogènes et un temps décalé : mon désir contre autre chose – et il y faut toujours le temps de la passation. La profération simultanée fonde un mouvement dont le modèle est socialement inconnu, impensable : ni échange, ni don, ni vol, notre profération, surgie en feux croisés, désigne une dépense qui ne retombe nulle part et dont la communauté même abolit toute pensée de la réserve : nous entrons l’un par l’autre dans le matérialisme absolu.

7. Moi aussi inaugure une mutation : les anciennes règles tombent, tout est possible – même, alors, ceci : que je renonce à te saisir. […]


9. De là, nouvelle vue du je-t-aime. Ce n’est pas un symptôme, c’est une action. Je prononce, pour que tu répondes, et la forme scrupuleuse (la lettre) de la réponse prendra une valeur effective, à la façon d’une formule. Il n’est donc pas suffisant que l’autre me réponde d’un simple signifié, fût-il positif («moi aussi») : il faut que le sujet interpellé assume de formuler, de proférer le je-t-aime que je lui tends : Je t’aime, dit Pelléas. – Je t’aime aussi, dit Mélisande.
La requête impérieuse de Pelléas (à supposer que la réponse de Mélisande fût exactement celle qu’il attendait, ce qui est probable puisqu’il meurt aussitôt après) part de la nécessité, pour le sujet amoureux, non pas seulement d’être aimé en retour, de le savoir, d’en être bien sûr, etc. (toutes opérations qui n’excèdent pas le plan du signifié), mais de se l’entendre dire, sous la forme aussi affirmative, aussi complète, aussi articulée, que la sienne propre : ce que je veux, c’est recevoir de plein fouet, entièrement, littéralement, sans fuite, la formule, l’archétype du mot d’amour : point d’échappatoire syntaxique, point de variation : que les deux mots se répondent en bloc, coïncidant signifiant par signifiant (Moi aussi serait tout le contraire d’une holophrase) ; ce qui importe, c’est la profération physique, corporelle, labiale, du mot : ouvre les lèvres et que cela en sorte (sois obscène). Ce que je veux éperdument, c’est obtenir le mot.
Magique, mythique ? La Bête – retenue enchantée dans sa laideur – aime la Belle ; la Belle, évidemment, n’aime pas la Bête, mais à la fin, vaincue […], elle lui dit le mot magique : «Je vous aime, la Bête» ; et aussitôt, à travers la déchirure somptueuse d’un trait de harpe, un sujet nouveau apparaît. […]
Et puis, de nouveau le mythe : le Hollandais Volant erre en quête du mot ; s’il l’obtient (par serment de fidélité), il cessera d’errer (ce qui importe au mythe, ce n’est pas l’empirie de la fidélité, c’est sa profération, c’est son chant)."
Fragment d'un discours amoureux Roland Barthes


Mais la profération initiale, primordiale, de laquelle tout a découlé, c'est moi qui l'ai prononcée.

Commentaires

moi aussi.....j'aime beaucoup vous lire

Écrit par : la jeune divorcée | jeudi, 18 août 2005

"C'est vrai que" cette note est très intéressante. Je l'aime (beaucoup?) moi aussi.

Écrit par : Livy | vendredi, 19 août 2005

Disons qu'en l'occurence, vous aimez beaucoup Roland Barthes !

Écrit par : Philippe[s] | vendredi, 19 août 2005

Un étrange parallèle me vient à l'esprit. Vous dites peu « Je t'aime » mais vous récupérez le « Je t'aime » de l'autre (« Moi aussi »).

De la même manière, vous n'analysez pas ce fait avec vos mots, mais vous récupérez ceux de Barthes.

D'autre jour, toujours pour parler de vous, c'était ceux de O'Neill ou de Kauffmann.

J'aimerais tellement entendre vos propres mots.

Écrit par : Paul | vendredi, 19 août 2005

J'aime dire je t'aime, et rien d'autre, comme un enfant j'ouvre alors les bras "grand comme ça!"

Écrit par : Quel Fourbi ! | vendredi, 19 août 2005

et bien, Paul, je ne sais pas ce qu'il lui faut .... je trouve, Philippe, que tu en dis beaucoup dans cette note.

Et s'il y avait quelque chose dont je me souvenais dans Fragments d'un regard amoureux, c'était bien le commentaire sur Pelléas...Et incidemment, vive le Sud-Ouest !

Écrit par : zvezdo | dimanche, 21 août 2005

Paul n'a pas complètement tort !!! par exemple, dans ton "Bordeaux rouge", tu as utilisé les géraniums d'un hôtel... J'aimerais tellement voir tes propres géraniums.

Écrit par : Vrai Parisien | dimanche, 21 août 2005

Très heureux qu'Alcandre soit de retour.
Je parle de moi avec les mots des autres la plupart du temps, car la plupart de mes notes sont soit inspirées par une lecture, soit me renvoie à une lecture. Pourquoi essayer de réécrire ce qui a été déjà écrit, et bien le plus souvent ?
Cependant, il y a quand même quelques notes entièrement de ma main ! (je suis assez content de "l'indicatrice de Tissot", et les notes "Où il est question" si elles ne me satisfont pas, me tiennent à coeur)
Vrai Parisien, je n'ai pas de géranium, et les géraniums de l'hôtel des 4 soeurs ne sont pas anodins, car cet établissement a abrité Wagner (qui y a cocufié une bourgeois bordelais, dit la chronique)

Écrit par : Philippe[s] | dimanche, 21 août 2005

Tu n'as pas de géranium ?!!!! A vrai dire, moi non plus et en fait ma remarque était plutôt un clin d'oeil au fameux Paul... Ceci dit, elle m'a permis d'apprendre une anecdote wagnérienne. Mais c'était une bourgoise ou un bourgeois... j'aime beaucoup l'ambiguité de ta rédaction.

Écrit par : Vrai Parisien | dimanche, 21 août 2005

Dans Fragments d'un discours amoureux, Barthes n'a-t-il pas aussi dit que "je t'aime" n'appelle pas de réponse? Je crois que le "moi aussi" enlève tout son poids au "je t'aime".

Écrit par : Kate | lundi, 22 août 2005

"car cet établissement a abrité Wagner (qui y a cocufié une bourgeois bordelais, dit la chronique)"

Ah bon, je croyais que ça avait manqué ?

Ou alors il s'est bien débrouillé pour laisser les restes du paquet qu'il était censé transporter...


David - portefaixparintérim

Écrit par : DavidLeMarrec | lundi, 22 août 2005

Ya qu'à répondre : "Je t'adore"...

Écrit par : Damien (de sable) | lundi, 22 août 2005

... ou je t'adeure !
David, mon guide bleu ne dit pas si Wagner a consommé ou pas avec la négociante bordelaise avant d'être expulsé par la Police mandatée par le négociant bordelais !
Kate, je le crois moi aussi. "Moi aussi" était la seule qui me restait de la lecture (ancienne) des "Fragments". En rouvrant ce livre, j'ai envie de m'y replonger.

Écrit par : Philippe[s] | lundi, 22 août 2005

"Je t'aime."

Les vibrations de sa voix, des infrabasses qui me soulèvent le ventre... Je la regarde, ses yeux me fixent.

La gravité de son regard, à ce moment là ; car elle ne formule que rarement l'essentiel.

Je ne réponds rien mais je la touche, je la caresse, je la serre dans mes bras. Je m'assure qu'elle est bien là et je laisse mon corps dialoguer avec elle.

Écrit par : kowie | mardi, 13 décembre 2005