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dimanche, 08 mai 2005
Saenredam et Vermeer
L’accrochage de la National Gallery de Londres est particulièrement intelligent, et offre de passionnantes rencontres et de multiples occasions à l’esprit de divaguer dans l’escalier.
C’est ainsi que l’Intérieur de la Grote Kerk à Haarlem de Pieter Saenredam est placé, sur les cimaises, entre les deux Jeunes femmes au virginal de Vermeer, l’une assise, l’autre debout.
De cette façon, la banalité de la juxtaposition simple des deux chefs-œuvres de Vermeer est évitée, tout en permettant leur rapprochement, qui est évidemment intéressant. La difficulté de trouver un tableau qui, à la fois, ait suffisamment de caractère pour ne pas pâtir d’un tel voisinage, mais ne soit pas non plus trop écrasant afin de ne pas nuire aux deux jeunes femmes s’exerçant à un art délicat dans un format modeste, a dû occasionner bien des insomnies au conservateur en charge de la question ; en tout cas je lui fait l’honneur de le croire au vu du résultat :
Une scène intimiste d’intérieur eut introduit des dissonances, un paysage hollandais eut été trop prosaïque, le genre religieux est bien entendu hors de question ; à la réflexion, un intérieur d’église s’impose ; à la fois intime – c’est la maison de Dieu – et offrant de larges espaces de respiration. Pieter Saenredam devient alors une évidence, par la précision de son dessin, et la tonalité générale de sa palette très claire, avec quelques contrastes forts.
C’est alors que me revint à l’esprit ce texte de Roland Barthes, lu récemment sur Terrains vagues:
"Il y a dans les musées de Hollande un petit peintre qui mériterait peut-être la renommée littéraire de Vermeer de Delft. Saenredam n'a peint ni des visages ni des objets mais surtout l'intérieur d'églises vides, réduites au velouté beige et inoffensif d'une glace à la noisette. Ces églises, où on ne voit que des pans de bois et de chaux, sont dépeuplés sans recours, et cette négation-là va autrement loin que la dévastation des idoles. Jamais le néant n'a été si sûr. Ce Saenredam aux surfaces sucrées et obstinées récuse tranquillement le surpeuplement italien des statues, aussi bien que l'horreur du vide professée par les autres peintres hollandais. Saenredam est à peu près un peintre de l'absurde, il a accompli un état privatif du sujet, plus insidieux que les dislocations de la peinture moderne. Peindre avec amour des surfaces insignifiantes et ne peindre que cela, c'est déjà une esthétique très moderne du silence."
Roland Barthes, Essais critiques
Le XXIe siècle n’est pas encore sorti de la hiérarchie des genres telle qu’elle a pu exister jadis, et très formellement à certaines époques ; et cruellement pour l’ambition de Greuze par exemple.
Cependant, on peut reconnaître que le génie, et la renommée littéraire de Vermeer ne tiennent pas uniquement aux sujets qu’il a peint, mais surtout à la manière dont il l’a fait.
D’autre part, dans sa description, précise, d’églises hollandaises vides et claires – en fait vidées de leurs statues et de leurs vitraux par l’iconoclasme – Saenredam fait œuvre, en l’occurrence, de réalisme, bien plus que, par exemple, son compatriote et contemporain de Witte, beaucoup plus sujet à l’invention.
Vouloir faire de Saenredam un précurseur des dislocations de la peinture moderne et d'une esthétique du silence me semble être un anachronisme, par méconnaissance du contexte, ce qui le rend peu pertinent.
21:40 Publié dans Peinture, Vu, lu, entendu | Lien permanent | Commentaires (8)
Commentaires
tiens, par esprit d'escalier, as-tu vu les belles églises claires de la City ? le Sloane Museum ?
Écrit par : zvezdo | dimanche, 08 mai 2005
Maître Daniel Arasse dit des choses fort juste sur l'anachronisme dans ses Histoires de peintures (Heurs et malheurs de l'anachronisme - Eloge paradoxal de Michel Foucault). On ne peut qu'y renvoyer.
"Saenredam est à peu près un peintre de l'absurde", ça c'est véritablement un contre-sens.
Je suis très intrigué par le losange noir, qu'est ce?
Écrit par : Tlön | lundi, 09 mai 2005
Parler d' "absurde" à propos de ce peintre est en effet mal approprié, mais "esthétique du silence", pourquoi pas : l'effet d'étrangeté est assez comparable aux grands décors vides de Chirico, par exemple... Et d'ailleurs une telle esthétique n' est pas exclusivement moderne : cf Georges de la Tour et bien d'autres...
Tlön : le losange me semble être un tableau accroché (peut-être une des stations du chemin de croix ?)
Écrit par : Damien | lundi, 09 mai 2005
La comparaison avec Chirico ne me paraît pas non plus pertinente.
Chez Chirico on est en présence d'un vide metaphysique, chez Saenredam, au contraire le vide est là pour magnifier la grandeur et la présence de Dieu et rappeler la petitesse de l'homme. On est assez proche de la pensée d'un Pascal.
"Car enfin qu'est ce que l'homme dans la nature? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes"
Assez curieusement le losange noir me fait penser à la tache noir dans le dernier plan de Prénom Carmen de Godard(!?)
Écrit par : Tlön | lundi, 09 mai 2005
Non, je n'ai pas vu les églises de la City, ni le Sloane museum (je n'ai pas eu le temps, il faut dire que j'ai pass" un journée et demie à la National Gallery).
Le losange noir est effectivement un tableau accoché au pilier.
Je crois que les anachronismes peuvent être féconds, à condition que l'on se soit réellement intéressé à l'oeuvre et au peintre dont on parle, et notamment au contexte, encore une fois. Saenredam fait preuve d'une grande précision dans la reproduction de la réalité (c'est un grand dessinateur), et on ne peut prétendre qu'il a "choisi" de faire le vide dans ses tableaux; c'est absurde.
Écrit par : Philippe[s] | lundi, 09 mai 2005
Spontanément, avant toute réflexion, les tableaux de Saenredam présentés ici et chez Terrains vagues me font penser à Escher. Influence de l'épure géométrique?
Écrit par : VS | lundi, 09 mai 2005
Je n'aurais pas pensé à Escher au premier abord, mais pourquoi pas? Mais je ne crois pas que Saenredam, en tant que réaliste scrupuleux, cherche l'effet d'optique ou l'illusion trompeuse.
Écrit par : Philippe[s] | mercredi, 11 mai 2005
Il me semble y avoir une ressemblance évidente entre Saenredam et de Witte, mais peut-être est-ce l'inverse, à en juger par leur date de naissance.
Écrit par : leda | dimanche, 19 juin 2005